La Nuit Sainte 
Selma Lagerlöf
Ce texte fait partie d’un ensemble de légendes que l’écrivain suédoise Selma Lagerlöf (1858-1940) publia dans ses « Kristuslegender » (Légendes du Christ, parues en français en 1904). Elle raconte :
Je ne me souviens pas d'autre chose que de grand-mère assise et racontant, du matin jusqu'au soir, et nous, les enfants, assis à côté d'elle en silence, écoutant. C'était une vie merveilleuse. De toutes les histoires qu'elle m'a racontées, je n'ai qu'un souvenir faible et confus. Il n'y en a qu'une seule dont je me souvienne assez bien pour pouvoir la raconter. C'est une petite histoire sur la naissance de Jésus :
Il était une fois un homme qui sortit dans la nuit noire pour emprunter du feu. Il allait de maison en maison et frappait aux portes. « Brave homme, gente dame, aidez-moi » disait-il. « Ma femme vient d'accoucher d'un petit garçon et je dois faire du feu pour la réchauffer, elle et le petit ».
Mais la nuit était si profonde que tout le monde dormait, et personne ne lui répondit.
L'homme marcha encore et encore. Enfin il aperçut au loin la lueur d’un feu. Il prit cette direction et vit qu’un feu brûlait en plein air. Une multitude de moutons blancs étaient couchés autour du feu et dormaient, et un vieux berger veillait sur le troupeau. Lorsque l'homme qui voulait emprunter du feu s'approcha des moutons, il vit que trois grands chiens dormaient aux pieds du berger. Ils se réveillèrent tous les trois à son arrivée et ouvrirent leurs larges gueules comme s'ils voulaient aboyer, mais on n'entendit aucun son. L'homme vit les poils de leur dos se hérisser, leurs dents acérées briller à la lueur du feu, et il les vit se précipiter sur lui. Il sentit que l'un d'eux s'agrippait à ses jambes, l'autre à sa main, et que l'un d'eux s'accrochait à sa gorge. Mais les mâchoires des chiens ne leur obéirent pas et ils ne purent mordre ; l'homme ne souffrit pas le moindre dommage. Il voulut alors s’approcher du feu. Mais les moutons étaient si proches les uns des autres, dos contre dos, qu'il ne pouvait pas avancer. L'homme monta alors sur le dos des animaux et marcha sur eux en direction du feu. Et aucune des bêtes ne se réveilla, ni même ne bougea.
Quand l'homme fut presque arrivé près du feu, le berger leva les yeux. C'était un vieil homme hargneux, revêche et dur envers tout le monde. Quand il vit arriver cet étranger, il saisit son long bâton pointu, une sorte de lance qu'il avait l'habitude de tenir à la main quand il gardait son troupeau, et le lança sur lui. Et le bâton partit en sifflant droit sur l'homme, mais avant qu'il ne le touche, le bâton s'écarta soudain et fila loin dans le pré.
L'homme s'approcha alors du berger et lui dit : « Mon bon ami, aide-moi, prête-moi du feu. Ma femme vient de mettre au monde un petit enfant et je dois faire du feu pour la réchauffer, elle et le petit ». Le berger aurait bien voulu dire non, mais lorsqu’il se rappela que les chiens n'avaient pas pu faire de mal à l'homme, que les moutons ne s'étaient pas enfuis devant lui et que son bâton n'avait pas voulu l’abattre, il eut un peu peur et n'osa pas refuser à l'étranger ce qu'il désirait. « Prends ce qu'il te faut », dit-il à l'homme.
Mais le feu était presque éteint. Il ne restait plus de bûches ni de branches, mais seulement un grand tas de braises, et l'étranger n'avait ni pelle ni seau pour emporter les charbons brûlants.
Voyant cela, le berger dit à nouveau : « Prends tout ce dont tu as besoin ». Et il se réjouit de ce que l'homme ne pouvait pas emporter de feu. Mais l’étranger se baissa, prit les braises à mains nues dans les cendres et les mit dans son manteau. Et voilà que les charbons ardents ne brûlèrent ni ses mains quand il les toucha, ni son manteau, et l'homme put les emporter comme s'il s'agissait de noix ou de pommes.
Quand ce berger, qui était un homme méchant et hargneux, vit tout cela, il commença à s'étonner en lui-même : « Quelle peut être cette nuit où les chiens ne mordent pas, où les moutons ne sont pas effrayés, où la lance ne tue pas et où le feu n’embrase pas ?». Il rappela alors l'étranger et lui dit : « Quelle est cette nuit ? Et comment se fait-il que toutes choses te témoignent de la bonté ? ».
L'homme répondit : « Je ne peux pas te le dire si tu ne le vois pas toi-même ». Et il s'en alla, afin de pouvoir bientôt allumer un feu pour réchauffer sa femme et son enfant.
Mais le berger décida de ne pas perdre l’homme de vue avant d'avoir découvert ce que tout cela signifiait. Il se leva et le suivit jusqu'à l'endroit où l'étranger était arrivé chez lui.
Le berger vit alors que l'homme n'avait pas même de cabane pour y vivre, mais que sa femme et son enfant étaient couchés dans une grotte de montagne, où il n'y avait rien d'autre que des murs de pierre nus et froids.
Alors le berger pensa que ce pauvre enfant innocent allait peut-être mourir de froid dans la grotte et, bien qu'il fût un homme au cœur dur, il se sentit touché et décida d'aider l'enfant. Il détacha sa besace de son épaule et en tira une peau de mouton blanche et douce. Il la donna à l'homme étranger et lui dit de coucher l'enfant dessus.
Et au moment même où il montrait qu'il pouvait lui aussi être capable de bonté, ses yeux s'ouvrirent et il vit ce qu'auparavant il n’avait pas été capable de voir ni capable d’entendre.
Il découvrit alors qu’il était entouré de nombreux petits anges aux ailes d'argent. Chacun d'eux tenait un instrument à cordes et ensemble chantaient que le Sauveur était né cette nuit pour sauver le monde de ses péchés.
Il comprit alors pourquoi, cette nuit-là, toutes les choses étaient si joyeuses qu'elles ne voulaient faire de mal à personne. Les anges n’étaient pas seulement autour du berger, il les voyait partout. Ils étaient assis dans la grotte, ils étaient assis sur la montagne, ils voletaient sous la voûte du ciel. Ils passaient en grand nombre sur le chemin et s'arrêtaient pour jeter un regard sur l'enfant.
Il n'y avait que joie et allégresse, chants et jeux, et il vit tout cela dans la nuit obscure où il n'avait rien pu apercevoir auparavant. Et il fut si heureux que ses yeux s'ouvrirent, qu'il tomba à genoux et rendit grâce à Dieu.
Quand la grand-mère en fut arrivée là, elle soupira et dit à la petite Selma Lagerlöf : « Mais ce que le berger a vu, nous pourrions le voir aussi, car les anges volent sous la voûte du ciel chaque nuit de Noël, si seulement nous pouvions les apercevoir ».
Texte tiré de la version allemande publiée par les éditions Nymphenburger Verlagshandlung.
Traduction/Adaptation : Philia Thalgott.