A propos de la vie après la mort
Françoise Bihin - Article paru dans Perspectives chrétiennes - Saint-Michel 2011
Il y a quelques décennies, la mort était tabou dans nos sociétés occidentales. On en parlait le moins possible. Dans les années 70, le médecin Raymond Moody a commencé à publier des témoignages de mort clinique (NDE). De même, un large mouvement international est né à propos de l’accompagnement des mourants et des soins palliatifs, inauguré par des personnalités telles qu'Elisabeth Kübler Ross aux USA, et Marie de Hennezel en France. On a recommencé à parler plus de la mort, à la ré-apprivoiser peu à peu.
Avec ces nouveaux apports, comment l'image de la vie après la mort a-t-elle évolué ? Nous étions imprégnés, dans nos pays, des images chrétiennes du paradis, du purgatoire et de l’enfer. L’enfer était réellement terrifiant, car suivant la gravité des péchés commis sur terre, il pouvait être « éternel ». Mais ces images ont été en grande partie reléguées au passé. Actuellement, chacun élabore sa propre vision, que ce soit dans une conception athée qui évacue complètement la question, ou en se construisant ses images à partir des témoignages de NDE, des traditions du monde entier, en particulier celles des religions orientales.
Dans le milieu catholique de mon enfance et de ma jeunesse, on ne parlait pas volontiers de la mort : cela sert à rien de s’en préoccuper, il faut surtout vivre à fond sa vie d’aujourd’hui, sans chercher à savoir ce qui se passe après la mort... Vouloir chercher à comprendre ces choses est même plutôt répréhensible, car cela dénote un manque de foi en Dieu. Dans mon enfance, on m’avait parlé de l’enfer et du paradis, mais au cours de ma jeunesse, de plus en plus de personnes laissaient entendre que ce sont des images dépassées, et je me ralliais volontiers à cette opinion. Car Dieu étant infiniment bon, il pardonnera toutes nos fautes au moment de la mort. Les récits de NDE qui commençaient à circuler confirmaient plutôt cette orientation, puisque nombre de ces témoignages évoquent la rencontre d’un être de lumière, que beaucoup reconnaissent comme étant le Christ, infiniment aimant, et qui ne juge pas.
Il se forgeait ainsi en moi une vision simple, assez abstraite, du monde d'après la mort : une sorte de grand paradis, un « monde de lumière », où chacun, quelle qu’ait été sa vie sur terre, vit dans la félicité. Ce paradis était assez vide, car les anges et autres êtres spirituels n'étaient pas très présents ; quand on les rencontrait dans la Bible, ils étaient compris comme des « symboles ». Les récits de NDE complétaient cette vision paradisiaque en parlant des parents défunts qui viennent accueillir le nouveau venu, et de l’expérience d’une sorte d’omniscience immédiate, absolue, de tout ce que contient l’univers. Dans ce paradis, que fait-on ? Difficile à dire... Il peut survenir quand même une légère angoisse face à cette perspective, tout empreinte de félicité qu'elle soit. Car, comme dirait l'autre : « L'éternité, c’est long, surtout vers la fin ! »
Que m’a apporté l’éclairage de Rudolf Steiner ?
L'idée de vies successives a été tout d’abord un grand soulagement pour mon sens intérieur de la vérité et de la justice. Car, si on revient à la perspective du paradis, du purgatoire ou de l’enfer, celle-ci paraît complètement injuste pour quelqu’un dont la conscience sociale est quelque peu éveillée, et c’est sans doute la raison pour laquelle tant de personnes la rejettent. En effet, qu’en est-il d’une personne qui aurait grandi dans un milieu très défavorisé, sans amour, qui devienne elle-même criminelle ? Elle devrait être condamnée à l’enfer éternel, alors que ceux qui grandissent dans les milieux privilégiés, qui sont amenés tout naturellement à une vie plus morale, iraient au paradis (en passant certes par le purgatoire, mais ce n'est quand même pas si grave ?). Dans l’autre perspective où, de toute façon, toutes les fautes sont immédiatement pardonnées au moment de la mort, où est la responsabilité humaine ?
Concevoir au contraire que l’homme est auteur de son propre destin et qu’il est amené à évoluer avec l’ensemble de l’humanité, de vie en vie, d’époque en époque, vers un but infiniment élevé, se révèle d’une grande cohérence. Chacun est responsable de ses actes et en porte les conséquences. Lorsque nous revoyons notre vie après la mort, les moindres fautes sont un appel, par la brûlure du remords, à s'améliorer, à évoluer. La Rédemption par le Christ est à l’œuvre, pour porter les conséquences trop lourdes des erreurs que nous ne pouvons nous-mêmes racheter. Les fautes les plus lourdes, comme par exemple l’assassinat ou le suicide, sont suivies d’une solitude et de la brûlure du remords, à un degré terrible, ce sont des vécus qui peuvent certainement être comparés à ce que la tradition chrétienne décrit comme étant « le feu de l’enfer ». Mais ils ne sont jamais éternels, ils se présentent toujours comme une possibilité de progresser. D’autre part, les défunts sont extrêmement actifs, non seulement pour retravailler leur destin personnel, mais aussi pour contribuer, par une sorte de travail de création artistique, à l’évolution de l’humanité et de l'univers. Leur activité y est même, selon Rudolf Steiner, encore plus intense que sur terre.
Par toutes ces descriptions de Rudolf Steiner, la conscience de la réalité spirituelle s’élargit d’orbe en orbe, elle s’enrichit, de plus en plus nuancée. Il n’est plus question d'une éternité interminable, mais d'une évolution en laquelle nous devenons de plus en plus collaborateurs, cocréateurs d’êtres spirituels sublimes - les hiérarchies spirituelles - qui nous précèdent, pour une tâche captivante, des plus élevées, et toujours nouvelle.
Rudolf Steiner expose aussi certaines idées surprenantes ou même choquantes pour une personne qui vivait avec la vision caractérisée plus haut. Par exemple : le fait de s'intéresser à la vie après la mort, de chercher à la comprendre, serait une aide pour la vie après la mort. Donc, la foi ne suffirait pas ? La connaissance spirituelle jouerait aussi un rôle, elle deviendrait comme une lumière qui éclaire le chemin après la mort. Et si les connaissances que nous assimilons n'étaient pas exactes ? Là Rudolf Steiner est réconfortant : les erreurs, les approximations finissent toujours, dans la quête de la vérité, par être corrigées. Ce qui importe avant tout, c'est la force de volonté mise en œuvre pour comprendre la réalité spirituelle ; c’est elle qui devient une lumière après la mort.
Ce qu’il dit à propos de la rencontre du Christ peut aussi bousculer un chrétien traditionnel : on ne pourrait avoir un lien avec lui dans la vie après la mort que dans la mesure où on l’a établi lors de notre vie sur terre. C'est surprenant... spontanément, on aimerait plutôt croire que si une personne n’avait pas trouvé le lien avec le Christ sur la Terre, après la mort, elle se retrouverait instantanément en sa présence dans un monde de pure lumière. Cette affirmation de Rudolf Steiner s’inscrit dans la vision de vies successives : chacun, lors d’un vie ou d’une autre, aura la possibilité de le rencontrer. D'autre part, elle met en évidence l’aspect sacré, irremplaçable, de la vie sur terre, de l’incarnation. C'est seulement dans l’incarnation terrestre que nous pouvons faire les expériences, en particulier la rencontre du Christ, qui nous permettent, de vie en vie, de progresser vers une plus grande conscience.
Une autre de ses affirmations est surprenante. Il décrit comment les défunts qui n’ont aucun proche (sur la Terre) lié à la réalité spirituelle se retrouvent dans une solitude glaciale. D’une part, cela va à l'encontre de l'idée selon laquelle on ne souffrirait pas dans le monde spirituel, l’idée de ce « monde de lumière ». Or il apparaît que, si nous éprouvons un soulagement par le fait de ne plus être entravés par un corps physique, les vécus psychiques, par contre, sont d’une grande intensité, depuis la souffrance la plus obscure ou le sentiment d’être désorienté, jusqu'à la joie la plus grande. D’autre part, toujours et à nouveau, Rudolf Steiner revient sur notre responsabilité de recréer des liens avec les défunts. Ce serait même une des tâches essentielles de notre époque. Les défunts vivent certes de « l’autre côté », mais en réalité ils sont encore plus proches de nous que lorsque nous vivions ensemble sur terre ; ils perçoivent désormais la vie de la Terre à travers nos sentiments, nos pensées. De notre côté, nous pouvons créer cette nouvelle relation encore plus intime, nous pouvons leur parler, leur demander leur aide, même leur lire des textes spirituels - mais ce qui est déterminant, c'est la force, la vie des pensées que nous leur adressons. De leur côté, une relation avec des proches incarnés permet aux défunts de poursuivre la réalisation de leurs idéaux en lien avec la vie de l’humanité et de la Terre.
Cependant, la relation avec les défunts n’est pas toujours sans problème, car ils ne sont pas, aussitôt le seuil franchi, devenus « parfaits ». Leurs côtés problématiques peuvent nous envahir, parfois d’une manière qui peut rester inaperçue, par des sentiments de malaise, d'angoisse ou même des maladies. Il s’agit d’établir la juste relation avec eux sans se laisser envahir. Là aussi, l’anthroposophie apporte un éclairage qui permet de pressentir à quel point la vie des défunts - la réalité spirituelle - est différenciée, présente de multiples facettes. Il importe donc que notre relation aux défunts se développe dans la lumière du Christ. Cela nous amène à aborder une dernière déclaration a priori surprenante : « Le fait que des obsèques soient célébrées de manière juste ou non a beaucoup plus d'importance pour la vie entre les êtres humains qu'une décision au niveau de la Mairie ou du Parlement, aussi singulier que cela puisse paraître ». Comment comprendre cela ? Un rituel religieux est en fait quelque chose de très concret. En vivant les obsèques célébrées par la Communauté des chrétiens, on réalise que ce qui est central, et revient toujours et à nouveau dans les paroles, concerne le lien entre le défunt et les personnes qui, sur terre, prennent congé de sa dimension terrestre. Le cercle des personnes qui accompagnent le défunt est le miroir du cercle des êtres spirituels qui l’accueillent de l’autre côté, quoiqu'en fait, ces deux « réalités » ne soient séparées que pour notre conscience. C’est justement cette séparation que le rituel abolit, en nous éveillant à la conscience que tous, êtres incarnés sur la terre, ou êtres spirituels, nous entourons le défunt qui accomplit le passage du seuil.
Si le moment même de la mort est décrit par Rudolf Steiner comme le moment le plus parfait, un éveil tel qu’on ne peut se l'imaginer avec notre conscience terrestre, il vient cependant après les trois jours un moment où le défunt vit comme un éblouissement, un aveuglement, car il pénètre dans une nouvelle dimension spirituelle, beaucoup plus vaste et complètement nouvelle. Il est déterminant, à ce moment, comme plus tard dans le chemin de la vie après la mort, de garder la conscience éveillée. C’est précisément le moment où sont célébrées les obsèques. Ainsi le nouveau lien des proches avec le défunt, celui du défunt lui-même avec la réalité spirituelle et avec la vie de la Terre, peuvent se déployer dans une conscience plus éveillée. Une collaboration positive, un travail social au sens le plus large, pourra se développer peu à peu à l'avenir dans cette collaboration par-delà le seuil. Nous pourrons nous approcher toujours plus de l'idéal de l'humanité en tant que réalité spirituelle - « en haut dans les cieux » -, et dans la société des hommes et la vie de la terre - « de même aussi sur Terre ».
Missel tridentin, XIXe siècle