L'intermédiaire divin
Tom Ravetz, Prêtre de la Communauté des chrétiens à Forest Row (Angleterre)
Recteur pour le Royaume-Uni et l’Irlande et responsable éditorial de « Perspectives »
Le centre de la foi et de la vie chrétiennes est la relation à Jésus-Christ. Quiconque se sent chrétien se souvient peut-être comment il a pris conscience de cette relation. Peut-être a-t-il lu ou entendu quelque chose à ce sujet ; peut-être a-t-il participé à un service religieux ou l'a-t-il découvert à travers une œuvre d'art. D'une manière ou d'une autre, cette individualité unique, à la fois si proche et tellement plus grande que nous, s'est imposée à nous. Dans les moments difficiles, nous ressentons la proximité de Celui qui a tant souffert sur son chemin terrestre, et dans les moments plus joyeux, nous pressentons comment la puissance de la résurrection se répand dans le monde.
Par notre relation avec Jésus-Christ, nous ressentons également le lien avec son Père. Dans la Communauté des chrétiens, nous considérons le Père comme le fondement de l’univers – le fondement le plus profond de tout être – ainsi que sa « raison d'être », sa raison d'exister.
La vie religieuse est là pour entretenir et approfondir ces relations. Nous lisons les évangiles, méditons le Credo, lisons des auteurs chrétiens : tout cela va bien au-delà de l'assimilation d'informations intéressantes et sert à approfondir notre relation avec Jésus-Christ et le Père.
Comment de telles relations sont-elles possibles ? Il est déjà assez difficile de se lier avec nos semblables. Combien de fois nous contentons-nous de nous croiser ou pensons-nous avoir compris quelqu'un, pour nous rendre compte, en réfléchissant à l’échange, qu’en fait nous avons projeté nos propres interprétations sur ses paroles à lui ? Notre rencontre avec l'autre ne peut être rien de plus qu'une rencontre avec nous-mêmes, si nous sommes empêtrés dans les phénomènes de projection et de transfert.
Si la véritable rencontre est si difficile dans le domaine des relations humaines, comment pouvons-nous parvenir à rencontrer les êtres des mondes célestes, où il semble que nous ne pouvons pas même nous demander si nous les avons bien compris ? Au Moyen Âge, Jésus était un puissant guerrier, un chevalier céleste qui combattait le diable ; dans le protestantisme libéral du XIXe siècle, il était un prédicateur moral éclairé ; dans la doctrine du Black Power[1], il est un homme noir opprimé, l'un des dépossédés qui voulait faire une révolution.
La profondeur du défi d’entrer dans une véritable relation avec le divin devient évidente lorsque nous méditons sur l'Épître du temps trinitaire, en particulier si nous le faisons en lien avec quelque chose que Rudolf Steiner a dit dans ses conférences De Jésus au Christ (3e conférence – GA 131). Steiner évoque les couches de notre être dans lesquelles se situe l'expérience des hypostases de la Trinité. Dans l'Épître, nous entendons parler du Père comme étant celui qui est, et qui nous donne l'être. Steiner décrit comment l'expérience du Père se situe sous le niveau de l'inconscient. L'inconscient est le domaine qui fait l'objet de nombreuses recherches psychologiques, dans lequel vivent nos pulsions les plus profondes. Nous ne le vivons pas directement, seulement ses effets, qui s'immiscent dans notre conscience de manière imprévisible et inexplicable. L'expérience du Père est encore plus profonde. Nous pouvons approcher cette expérience par la contemplation de l'endormissement.
C'est une sorte de miracle, que nous soyons prêts à nous coucher et à dormir tous les soirs. Dans la vie quotidienne, nous nous efforçons de toutes nos forces d'être présents, de nous maîtriser et de préserver notre place dans le monde. Le fait que nous puissions nous abandonner au sommeil sans paniquer montre que nous avons une profonde confiance dans la continuité de l'être - de notre être et de l'être en soi - au plus profond de nous-mêmes.
Si le processus d’abandon au sommeil est interrompu, nous pouvons avoir une idée du pouvoir de cette confiance, car le choc du réveil est si puissant qu'il peut nous falloir beaucoup de temps avant de pouvoir nous rendormir. Si nous pouvons nous appuyer sur notre expérience de l'endormissement et nous souvenir de ce que nous ressentons, alors nous pouvons saisir le sentiment essentiel et le laisser vivre en nous. Cela pourrait nous préparer à laisser la première phrase du Credo résonner en nous : Un être divin tout-puissant, spirituel et physique, est le fondement de l'existence des cieux et de la terre.
L'Épître de la Trinité situe l'expérience du Christ dans le domaine de la création. Rudolf Steiner décrit comment cette expérience se situe également dans le domaine de l'inconscient. Dans nos pulsions les plus profondes se trouve une puissance capable de créer une nouvelle vie. Une contemplation qui peut nous conduire dans ce domaine pourrait provenir d'une expérience que nous pouvons avoir après des périodes de maladie ou de grand désespoir. C'est merveilleusement exprimé dans le titre original du livre de Viktor Frankl, Trotzdem Ja zum Leben sagen ! (Dire oui à la vie malgré tout !), paru en français sous le titre Oui à la vie ! - Découvrir un sens à l'existence malgré les souffrances. C'est l'expérience qui nous permet de nous relier à une source en nous, bien plus profonde que notre pensée et notre réflexion conscientes, dans laquelle nous pouvons trouver la force de faire le pas suivant. Si nous nous souvenons de telles expériences, nous pouvons laisser les détails s'effacer à nouveau pour ne conserver que l'essence. Si nous laissons ensuite disparaître cela à son tour, nous avons créé un espace vide dans notre âme, dans lequel nous pourrions entendre les paroles du Prologue : « Tout est advenu par le Verbe, [...] en lui était la vie ».
L'esprit de rencontre
À présent, nous nous retrouvons face à une question, qui est liée à un paradoxe. Si les expériences du Père et du Fils se situent dans des couches de notre être qui sont inaccessibles à notre conscience, comment pouvons-nous les expérimenter ? Après tout, l'expérience doit être consciente pour être une expérience.
Une contemplation des relations humaines peut être utile ici. Nous avons vu le problème de la projection – que je ne m’expérimente qu’à travers l'autre. Ici, le moi submerge le monde. Il existe un autre phénomène, lorsque nous voyons le monde clairement, mais que nous le voyons seulement comme un « ça », comme un objet qui n'a aucun lien avec mon être intérieur. C'est la relation que Martin Buber appelait « moi – toi ». Que faut-il pour que l'autre personne, l'autre être, apparaisse comme un partenaire dans le dialogue, comme un « toi » ?
Si, par exemple, nous parvenons vraiment à écouter quelqu'un dans une conversation de telle sorte que ses paroles nous révèlent un monde différent, ou si nous regardons une plante de façon à ce que son être prenne vie en nous, alors nous savons que nous avons établi une relation différente avec la réalité. C'est aussi un moment crucial dans la vie chrétienne vécue en pleine conscience. C'est dans ces moments et dans ces relations que nous réalisons que nous sommes maintenant aussi en relation avec un « toi »[2]. Un troisième s'est joint aux deux qui se rencontrent : l'esprit de la rencontre, de l’interaction. John Taylor décrit ce troisième dans son livre The Go-Between God [le Dieu qui fait le lien].
Dans chaque rencontre de ce type, il y a eu un tiers anonyme qui a fait l'introduction, agi comme intermédiaire, fait prendre conscience l'un à l'autre de leur existence, a établi un courant de communication entre eux. p. 17
C'est l'œuvre du Saint-Esprit, qui est à l'œuvre dans chaque vraie rencontre, chaque moment de véritable attention. Paul voit une qualité du Saint-Esprit dans koinonia, dans une formule qui faisait probablement partie d'une prière chrétienne primitive :
Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu et la koinonia du Saint-Esprit soient avec vous tous. 2 Co 13, 14
Le mot koinonia, généralement traduit par communauté ou communion, a des racines intéressantes. Il désigne un partenariat qui transcende les liens familiaux. Koine signifie ce qui est en commun ; koinonia signifie ce que nous partageons en commun. Une telle communauté présuppose que je connaisse mon partenaire. Le don du Saint-Esprit n'est rien de moins que cela : il nous permet d'avoir conscience du Père et du Fils. Si nous comprenons l'œuvre de l'Esprit, nous remarquons que la relation sur laquelle le christianisme est construit n'est pas un médium neutre mais un être, une entité.
Chaque fois que je suis saisi de cette conscience inattendue envers une autre créature et que je ressens ce courant de communication entre nous, je suis touché et activé par quelque chose qui vient du cœur ardent de l'amour divin, du regard éternel du Père vers le Fils, du Fils vers le Père.
L'amour de Dieu a inondé notre cœur le plus intime par le Saint-Esprit qu'il nous a donné. (Romains 5:5) John Taylor, p. 18
Dans ses discours d'adieu, Jésus promet ce don à ses disciples :
Mais quand il viendra, lui, l'Esprit de vérité, il vous conduira dans toute la vérité. Il ne parlera pas de lui-même ; il dira tout ce qu'il aura entendu, et il vous annoncera les choses à venir. Jean 16:13
Cela peut nous aider à comprendre pourquoi nous entendons moins parler du Saint-Esprit que du Père et du Fils dans les évangiles et la liturgie. Les théologiens l'appellent parfois le Dieu Réservé. Il ne parle pas de lui-même - étant la relation elle-même, il n'a rien à dire. Les interprètes ne retiennent pratiquement rien de ce qu'ils traduisent, les mots coulent à travers eux ; rien ne coince et ils n'ajoutent rien d'eux-mêmes. Dans le Prologue, le Saint-Esprit n'est pas nommé. Cependant, nous le trouvons caché dans la grammaire. Quand nous entendons « En l’origine était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu... », nous avons Dieu le Père et Dieu le Fils, et la relation entre eux, qui est exprimée dans la préposition « avec ». La relation est l'Esprit. Augustin a dit que Dieu le Père est celui qui aime et Dieu le Fils l'aimé ; l'Esprit est le lien d'amour qui les unit.
L'Acte de consécration de l’homme mentionne également l'Esprit Saint avec parcimonie. Cependant, en s'appuyant sur ces pensées, nous pouvons considérer l'ensemble du culte comme un événement de l'Esprit Saint. Cela ressort clairement de l'Épître de la Trinité. Contrairement aux deux autres parties, celle qui concerne l'Esprit passe dans le ton de la prière. Nous prions pour que l'Esprit nous illumine, pour que sa lumière éclaire notre lumière du jour. Nous pouvons considérer cela comme une prière pour la vie quotidienne. Nous pourrions prier pour que chaque rencontre, chaque perception soit éclairée par la lumière de l'Esprit, pour que l'Esprit nous rejoigne dans la koinonia avec le monde.
L'Épître de la Trinité vient au début de l'Acte de consécration et est répété encore et encore tout au long de l'année. Nous pouvons y voir une indication du fait que l'extraordinaire intimité avec laquelle nous parlons au Christ dans la préparation de la lecture de l'Évangile et le naturel avec lequel nous demandons au Père d'accepter notre offrande ne sont possibles que grâce au grand médiateur, « celui qui fait le lien ». Le Saint-Esprit rend possible que le Père et le Fils deviennent une expérience consciente. L'Esprit crée le lien commun – la koinonia – qui relie notre action sur terre à l’œuvre du monde spirituel. L'Esprit nous donne l'assurance que notre prière peut être plus qu'une simple projection ; tout comme l'Esprit nous permet de faire l'expérience du monde divin comme un partenaire de dialogue.
Article publié dans « Perspectives » (March-May 2016)
sous le titre « The go-between God »
Traduction : Philia Thalgott
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[1] Ce terme recouvrait la position de divers mouvements politiques, culturels et sociaux noirs aux États-Unis, actifs principalement dans les années 1960-70, qui luttaient contre la ségrégation raciale (NDT)
[2] Ici l’auteur utilise « thou », un terme anglais archaique équivalent au « tu » en français, le « you » anglais étant jadis la forme plurielle. Aujourd’hui « thou » n’est utilisé que dans des textes religieux ou littéraires (NDT)