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Kénose - offrande et accomplissement      

Jens-Peter Linde -  Article paru dans Perspectives (2016 - Royaume-Uni)

 

La kénose est le fait de « se vider/se dépouiller de son moi naturel au profit d'un moi supérieur ». Mais ceci ne signifie pas un abandon mais une acquisition : le sacrifice libre de quelque chose qui nous est cher et agréable afin de relever le défi d'un développement radical. Nous pouvons transformer un ébranlement extérieur en un accomplissement intérieur : de l’état de victime, nous pouvons émanciper notre âme et ainsi devenir victorieux. 

 

Les lois et les rituels juifs étaient censés être strictement respectés dans l'Israël d'il y a deux mille ans, car considérés comme nécessaires pour créer les conditions favorables à la venue du Messie. Et pourtant, dans le récit des « Noces de Cana », les anciennes jarres de pierre qui devaient être remplies d'eau pour purifier les pieds poussiéreux des invités étaient vides lors d'une occasion aussi importante que des noces. Ainsi Jésus put demander aux serviteurs de les remplir d'eau, qui fut ensuite transformée en « bon vin ».

Le vide des jarres de pierre et la calamité d’une réserve de vin épuisée sont deux points d'organisation extérieure ne répondant pas en apparence aux exigences de l'occasion. Je dis « en apparence » – car cette situation relevait peut-être d’une exigence spirituelle ?

Nous connaissons tous des gens qui ont traversé des moments importants de crise dans leur vie, dus peut-être à la mort d'un être cher, à une dépression nerveuse, à une maladie, une dépendance ou un accident. Leur ancien « système » s'est effondré et une nouvelle direction a pu être prise courageusement. Qualifierions-nous de tels tournants d'accidentels ? Ou bien y voyons-nous une lumière qui nous guide ? Observons-nous ce que les anciens philosophes grecs appelaient la « kénose » [κένωσις] ?

« Sacrifier » est traduit par « rendre saint[1] », et en effet, cela fait toute la différence, que quelque chose soit simplement enlevé, ou si elle est donnée librement dans un but supérieur ou un sens plus élevé. Dans les cultures de l'Antiquité, lorsque l'on faisait des sacrifices, il importait d'offrir aux dieux ce que l'on avait de meilleur, ce qui leur était le plus précieux : non seulement une vieille vache, mais aussi le taureau le plus fougueux du troupeau !

Exemples de kénose

Un exemple de kénose fut Agamemnon, prêt à sacrifier sa fille Iphigénie. Mais elle était un être humain, un « Je », et son sacrifice sur l'autel de la déesse aurait été un crime. Cependant, constatant la situation critique des guerriers qui ne pouvaient plus avancer par manque de vent (compris comme provoqué par la colère d'Artémis), Iphigénie s'est émancipée en offrant de donner sa vie volontairement par le pouvoir de son propre « Je ».

Cette offrande de son propre être fut un dépassement majeur de son destin - sa libre détermination face à la nécessité l'a sauvée ; elle fut emportée par le pouvoir divin et devint une grande prêtresse des mystères de la déesse sur les rives de la mer Noire. Plus tard, elle offrit un second sacrifice, à nouveau dicté par sa libre volonté. Elle abandonna sa position dans le temple, retourna chez les Grecs « trompeurs », dans le ventre du dragon pour ainsi dire, afin d'adoucir et de transmuter leurs manières barbares, renforçant ainsi leur culture, et instillant ce qui allait plus tard pouvoir s'épanouir en tant que conscience grecque.

La meilleure illustration de ce processus de kénose, cette offrande en vue de l'accomplissement, est peut-être la volonté de Jésus de Nazareth d'être baptisé dans le Jourdain. Comme d'autres initiations plus anciennes dans les mystères antiques, le baptême johannique d'un adulte immergé dans le Jourdain comportait un danger de mort ou de déraison, mais aussi le potentiel du renouveau.

Car de voir se déployer sa vie lors d’une expérience de mort imminente, permettant d'observer toutes les limitations de notre passé, est une motivation très puissante pour « changer de voie ».

Jésus aussi est « mort » à son ancien être de cette façon, et ainsi un être supérieur - l'Esprit messianique de Dieu - a pu entrer dans le corps de l'homme-Jésus de Nazareth. Cet être divin, le Christ Jésus, fut également prêt à renoncer à sa vie pour qu'une dimension supérieure puisse être révélée à travers lui. Lorsque le Fils de Dieu pria dans le jardin de Gethsémani pour que « cette coupe soit éloignée », cela ne prouve pas qu’il n'était après tout qu'un pauvre homme qui ne voulait pas mourir : cela nous montre que lui, transpirant littéralement du sang, ne voulait pas mourir prématurément. Car il voulait survivre à la nuit pour pouvoir mourir sur la croix, afin que sa résurrection au bout de trois jours puisse être constatée publiquement et changer la conscience humaine, et avec elle, la constitution du monde. En fait, sa prière a permis à l'ange du Seigneur de venir le soutenir pendant la nuit et pendant neuf heures du lendemain afin qu'il puisse remplir sa mission.mor

Lazare, en revanche, semble être mort lors d'une initiation traditionnelle. Pourtant, il a été ressuscité par le Christ le quatrième jour, précisément parce que l'homme Jésus était lui aussi « mort », ce qui permit ainsi au Christ de pénétrer dans son être lors du baptême dans le Jourdain. Ainsi cet être divin a pu réinsuffler la vie dans un corps, l'âme ayant désiré la kénose par des moyens qui n’étaient plus justes, car se conformant aux anciens mystères, ce qui nécessitait un coma de trois jours semblable à la mort. Mais ces voies n'étaient plus opportunes, et dès le quatrième jour, s'avéraient fatales. Pourtant, par l’action du Christ Jésus qui le ressuscite, l'expérience de Lazare a créé un nouveau mystère : la première initiation chrétienne – qui devint une expérience publique. Ce qui était autrefois secret allait maintenant devenir une révélation.

Saint Paul a lui aussi vécu un basculement de vie près de Damas, après quoi il a pu dire : « Non pas moi, mais le Christ en moi ». Imaginez la puissance qui coule à travers lui dans les années suivantes, telle qu'elle se révèle dans son œuvre ! Elle s'est étendue à sa force physique ainsi qu'à son âme et à sa constitution spirituelle. Paul a pu faire face aux épreuves sans être affecté et il pouvait laisser l'Esprit parler à travers lui avec une telle puissance qu'il a pu construire les fondations de la communauté chrétienne telle que nous la connaissons à travers l'histoire.

Est-il possible que nous devenions conscients de notre évolution spirituelle au point de pouvoir, nous aussi, être en accord avec tout ce qui nous arrive - apparemment de façon inattendue ? Pouvons-nous accueillir la maladie aussi bien que la santé, les devoirs aussi bien que les plaisirs, la perte aussi bien que la grâce ? Pouvons-nous apprendre à suivre notre destin librement, volontairement choisi, comme l’ont fait Iphigénie à l'époque pré-chrétienne et Saint Paul dans les premières années après le mystère du Golgotha ? Pourrions-nous apprendre à révéler le mystère du Christ dans notre vie quotidienne ?

Si ce changement induit par la mort et la résurrection du Christ n'étaient qu'une question de foi, la mémoire humaine face à de « vrais » défis ne nous mènerait pas bien loin à notre époque d'oubli, où la capacité de croire est bridée par l'aiguillon du doute et l'insistance à rechercher des preuves. Les troisième et quatrième étapes du mystère chrétien, son Ascension dans la sphère de vie de la terre à l'image des nuages, et l'effusion de son Esprit divin dans les flammes de la Pentecôte, peuvent-elles devenir une expérience réelle pour nous afin qu'un concept théorique puisse passer par la kénose et s'accomplir dans la pratique sacramentelle ?

Les premiers mots de l’Acte de consécration de l’homme invitent à accomplir dignement cet Acte. Cela témoigne d’un mouvement, un courant de renouveau ouvert à toute réalité qui a connu la « Chute », la division originelle entre ce qui est, en tant que réalité divine universelle, et ce qui veut advenir, en tant que potentiel créatif en évolution. Le renouveau religieux est un processus de combinaison de ce qui est et de ce qui devient, sans le figer dans un dogme ou une illusion.

Mais, tout comme toutes les bonnes idées doivent être mises en pratique pour devenir réelles, le renouveau religieux requiert notre engagement conscient dans la vie sacramentelle. La Communauté des chrétiens est mise au défi d’accomplir cette tâche : elle peut supporter l'impulsion religieuse dans les conditions actuelles de l'existence terrestre et de la conscience humaine, mais seulement si elle se permet la grâce de la kénose ; si elle peut être ouverte à l'accomplissement par le véritable Esprit de notre temps.

Un Mouvement pour le renouveau religieux

Comment notre Mouvement est-il prêt à le faire et comment pouvons-nous y participer ? En tant que communauté, nous avons reçu des rituels sacramentels pour la célébration sous une forme définie. Ils doivent cependant être accomplis dignement, avoir un contenu grâce à notre participation consciente. C'est ce qui est formulé au début de l'Acte de consécration de l'homme. Afin de célébrer ce sacrement avec vénération, nous pouvons contempler ce qui a été révélé par le Christ dans le passé, ce qu’il accomplit dans le présent, et, à travers nos actes, être conscients que son offrande continue à se tisser dans le futur. Ou, d’un autre point de vue, nous pouvons aussi être conscients des actes passés du Christ ; éprouver de la vénération pour ce qui flue de Lui dans le présent ; et contempler comment la révélation de son futur pénètre dans notre vie. Peut-être pouvons-nous accomplir dignement l'Acte de consécration de l'homme, quand le temps devient espace...

Les quatre parties du culte sont bien résumées dans les quatre lettres du mot AMEN : avec le ‘A’ nous nous ouvrons à la Parole d'offrande du divin. Avec le ‘M’, nous offrons les substances de notre corps, de notre âme et de notre esprit ainsi que les substances matérielles que sont le pain, le vin, l'eau et l'encens. Avec le ‘E’, nous pouvons prendre conscience du changement qui se produit lorsque notre constitution devient un réceptacle pour une effusion divine de grâce, et avec le ‘N’, nous pouvons récolter ce qui a mûri, en tant que divinité en nous : comme accomplissement du processus de kénose.

La kénose et le sacrement de l’Entretien sacramentel

Ce sacrement peut être reçu lorsque nous sentons que le destin nous appelle, mais que nous ne comprenons peut-être pas bien de quelle manière. Et si j'avais soudain gagné beaucoup d’argent, que devrais-je faire de ce don ? Ou si l'on me diagnostiquait une maladie grave, quelle leçon pourrais-je en tirer ? Comment faire face à des relations profondément dégradées avec un proche ? Comment puis-je m'identifier à une relation d'amour et de compréhension ? Si j'ai fait quelque chose de négatif, comment pourrais-je rééquilibrer la situation d'une manière spirituellement adéquate ?

Les deux premières phrases de l’Entretien sacramentel donnent l'essence de la kénose dans une formulation plutôt archétypale, en demandant d'apprendre deux choses. Premièrement, je dois apprendre à offrir le contenu de ma conscience pensante au royaume du Divin - c'est-à-dire à me vider de toute notion préconçue, comme première étape de la kénose. Deuxièmement, je dois apprendre à recevoir du Divin ce qui veut devenir une nouvelle impulsion emplie de grâce pour mes actes. Je peux apprendre à assumer ce qui vient à moi comme ma propre destinée librement voulue.

J'ai mentionné plus tôt l'esprit de notre temps. C'est l'Esprit Michaélique qui a chassé les puissances adverses du ciel vers la terre. Ici, le dragon essaie toujours de faire le mal - cependant il peut être contrecarré si nous transformons la tentation en croissance spirituelle et convertissons l’épreuve en émancipation. Nous ne pouvons pas percer les écailles du dragon de l'extérieur, mais entrer dans ses entrailles lorsqu’il nous « avale » n'est pas fatal, si toutefois nous comprenons la kénose comme une capacité à se transmuter et à se métamorphoser en accord avec la force et le dessein divins.

Osons perdre la peur en la vie et embrasser l'amour !

Jens-Peter Linde est un prêtre de la Communauté des chrétiens de Botton Village, en Angleterre

 

[1] Littéralement : « offrir un sacrifice à une divinité » (NdT)

  

Traduit/adapté de l'anglais par Philia Thalgott
Publié avec l‘aimable autorisation de l'édiiteur de « Perspectives » (Royaume-Uni) - http://perspectives-magazine.co.uk/

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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