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Le signe de la croix

Jean-Charles Chignac - Article paru dans Perspectives chrétiennes - Pâques 1993

Il y a quelques mois, dans un glacier des Alpes a eu lieu la découverte sensationnelle des restes d'un chasseur de l'âge de bronze en très bon état de conservation, des restes d'un authentique Européen de l'âge de bronze, conservés comme par miracle. Entre autres, dans les vêtements on a trouvé des amulettes représentant des croix. On en a donc déduit que ce chasseur avait pu être adepte de quelque religion solaire. Les spécialistes des anciennes religions relient assez généralement les signes en forme de croix à des cultes solaires.

La croix dans la nature

D'une manière tout extérieure, avec la conscience actuelle, il n'est pas trop difficile de reconstituer l'expérience spirituelle humaine de la croix en relation avec le soleil. Pour la conscience de veille, le soleil est le phénomène naturel le plus marquant. En un sens même, en tant que source de la lumière du jour, le soleil est pour ainsi dire la cause fondamentale de cette conscience de veille, de cette conscience diurne. Cette conscience du jour est en même temps conscience de l'espace. Et de la même façon que l'on peut observer comment les jeunes enfants apprennent à s'orienter peu à peu dans l'espace, on peut essayer de se représenter comment les humains primitifs ont pris conscience de la verticalité, du zénith au-dessus de leur tête, et de la direction constante et précise du sud à midi, et approximativement de l'est au lever, de l'ouest au coucher du soleil, sauf, chose merveilleuse, au moment de l'équinoxe, deux fois par an, où lever et coucher du soleil donnent les directions exactes de l'Est et de l'Ouest. L'être humain découvre ainsi comment le soleil forme une croix dans l'espace, et il prend conscience en même temps comment il porte lui-même ou constitue intérieurement, en petit, cette croix de l'espace dans son propre corps, lorsqu'à midi il se tient debout, le zénith à la verticale de sa tête, le regard au sud et les bras étendus selon une ligne horizontale, exactement d'est en ouest.

On peut imaginer que cette simple expérience pouvait avoir quelque chose de vertigineux pour l'être humain primitif.

La croix en géométrie

Cependant avec ce qui se vit ainsi, on est encore bien loin de l'abstraction du signe de la croix en géométrie comme représentation du point. Là aussi, les enfants peuvent nous servir de guides. Ils "sentent" l'espace progressivement, ils peuvent mettre à la demande les bras en croix ou dessiner tout naturellement des croix sans avoir vraiment pour cela de conscience du point.

La découverte ou l'invention de la géométrie est relativement tardive dans l'humanité. Cette connaissance est apparue, semble-t-il, en Egypte ancienne, et seulement avec les Grecs de manière systématique. Euclide y a attaché son nom. La prise de conscience d'une chose apparemment aussi simple que le point, saisi comme croisement de lignes droites, est le résultat d'une abstraction mentale phénoménale qui peut avoir aussi quelque chose de vertigineux si l'on y réfléchit. Les esprits les plus éveillés et clairvoyants de l'Antiquité finissante ont pressenti plus ou moins sourdement quel bouleversement moral allait entraîner, entre autres, la réduction de l'espace à des figures, et des formes saisies comme assemblages géométriques de lignes et de points. L'angoisse de la fin du monde qui transparaît notamment dans les textes religieux de l'époque, chrétiens ou autres, n'était pas le produit d'un fantasme morbide, mais la conséquence d'une transformation de conscience, d'un appauvrissement phénoménal de l'expérience psychique et spirituelle. Quelle différence entre l'expérience d'immersion dans le grand tout de la nature, le fait d’appréhender du regard un vaste paysage d'un bout de l'horizon à l'autre, en sentant converger en soi les directions cardinales, et celui de n'avoir plus à l'esprit qu'une épure géométrique cristalline minérale de l'espace qui vous entoure, de n'être plus qu'un point parmi des points ! Où cela va-t-il conduire ? A ne plus se représenter la réalité ultime que comme des amas de particules élémentaires dans un infiniment petit ou un infiniment grand. Comme l'a ressenti et exprimé Pascal avec une profonde perspicacité, cette vision géométrique qui réduit le monde à des lignes et des points déstabilise complètement l'être humain, le faisant osciller entre un orgueil démesuré et un désespoir irrémédiable. A moins que, pour échapper à cette alternative, l'être humain ne s'abandonne plus ou moins consciemment à un égoïsme effréné, qu'il ne devienne la proie de ses passions et de ses instincts : un "moi haïssable" !

Concept du point et expérience du moi

Et pourtant, si l'être humain est appelé à devenir un être moralement autonome, qui se gouverne lui-même, un être moralement libre, une individualité  « à part entière », une  « particule indivisible », si l'on peut dire, un point absolu, il faut qu'il fasse l'épreuve de cette abstraction absolue de lui-même par rapport au monde. Car, sans en avoir l'air, s'abstraire, se couper ainsi du monde ambiant, insensiblement, de manière purement intellectuelle, est une épreuve morale, l'épreuve décisive même de l'être humain. L'être humain se saisit alors comme pur esprit. Aucun animal ne peut penser le point, c'est la dignité suprême de l'être humain. C’est la grandeur de l'être humain et en même temps paradoxalement sa misère. Car qu'est-ce que le point ? Un rien, un néant ! En se saisissant intellectuellement comme point, en prenant conscience de l'espace géométrique, cristallin, minéral des choses, l'être humain s'appréhende en tant que moi, ego séparé de tout — séparé de la totalité des choses — mais en cela il n'est plus rien ; et il n'a moralement plus rien.

Pourquoi les Occidentaux qui font justement l'épreuve de la pauvreté du point, qui font cette expérience d'abstraction de la croix à travers leur vision géométrique mécanique du monde, sont-ils tellement attirés aujourd'hui par les spiritualités de l'Extrême-Orient ? Parce que celles-ci renoncent à l'expérience du point, recherchent toujours la fusion primitive avec la nature, comme il ressort de manière magnifique et si reposante de la peinture d'Extrême-Orient qui n'utilise pas la perspective, parce qu'on est alors dans un état voisin du rêve, dans un état purement  « animique », parce qu'on a renoncé à assumer consciemment son ego supérieur et moral, son individualité spirituelle.

Que peut offrir l'Occident en échange ? Le signe de la croix au sens chrétien du terme : le Crucifix.

Le Crucifix

Pourquoi Jésus est-il mort sur la croix ? Parce que dans l'Empire romain le supplice de la croix était devenu un mode d'exécution habituel, le supplice infamant et cruel réservé aux esclaves et aux rebelles des provinces, notamment en Judée. Mais ce supplice n'était pas une nouveauté à l'époque du Christ. Il avait une histoire atroce et sanglante de plusieurs siècles. En fait, il semble que ce supplice fut originaire de Perse.

Et ce n'est certainement pas par hasard, si l'on songe à ce qu'était la religion de la Perse ancienne. Comme l'on sait, les Perses zoroastriens étaient par excellence des adorateurs du soleil, des adorateurs d'Ahoura Mazdao dont la représentation typique est un aigle aux ailes démesurément déployées à l'horizontale et dont le corps est un disque solaire : une croix vivante et volante dans le ciel lumineux, à la source même de cette lumière céleste ! Cette communion de l'âme humaine avec une croix céleste, source de toute vie spirituelle et terrestre, a trouvé encore comme un écho dans la grandiose représentation platonicienne de l'Ame universelle mise en croix sur le corps du monde. On a même quelques raisons de se représenter comment certains adeptes choisis pouvaient être attachés à un arbre ou un poteau sur une hauteur isolée, les bras en croix, livrés, abandonnés aux éléments, pour favoriser par cette épreuve la communion vertigineuse avec l'aigle cosmique, la croix du soleil de justice (certains vers de l’Edda scandinave s'en font l'écho à leur tour.)

Mais, comme dans d'autres cas, ce qui était à l'origine une simple épreuve mystique, initiatique inoffensive, un simple rite rustique et concret, s'est trouvé dénaturé, perverti de façon démoniaque en instrument de torture et d'exécution, en supplice. Les spécialistes qui se sont penchés sur la question considèrent ce supplice de la croix comme un procédé particulièrement diabolique, infernal, une des pires choses que des êtres humains puissent infliger à d'autres humains. La condition pécheresse humaine éclate ici dans toute son horreur.

Et cependant, même dans ce supplice atroce et infamant de la croix transparaissent la grandeur originelle et la grandeur potentielle de l'être humain. Et il y a comme une convergence étrange et grandiose à la fois entre le fait de concevoir le point en géométrie et ce supplice abominable de la croix au tournant des temps. C'est comme le dernier stade de la Chute originelle qui transparaît ici, tel un « mystère manifesté ».

En s'assimilant « l'esprit de géométrie », l'être humain a consommé et assimilé le  « fruit de la connaissance » jusque dans la partie intellectuelle de son être. Il est devenu « point », pur ego, individualité totalement isolée. Arraché au grand tout, il est devenu un rien, un point. Et ce point est d'ailleurs mystérieusement, providentiellement inscrit dans la constitution cruciforme de son corps, lequel peut même en conséquence être crucifié physiquement.

Cette humanité du temps du Christ, pour les esprits clairvoyants, était arrivée au bord de l'abîme. Parler alors de fin du monde était tout le contraire d'une naïve superstition, c'était exprimer une éventualité angoissante, celle de la ruine progressive de toute culture humaine digne de ce nom. Et n'avons-nous pas toujours ce risque devant nous?

Mais le miracle des miracles s'est produit. Le soleil de justice s'est sacrifié pour l'humanité en une « descente » vertigineuse, une « concentration » infiniment douloureuse de tout son être de vie, il est passé par le point, par le néant de la croix. Et il a fait alors de ce point, de ce néant, de ce rien, une source de vie sur la terre même, pour la terre même et ses créatures, et pour les humains d'abord, pour chaque humain individuel surtout qui veut bien se lier consciemment à lui.

C'est pourquoi le signe de la croix, signe du néant et du rien, peut devenir alors signe de vie, signe de la création à partir de ce rien, de la création à partir de rien.

Et en vérité ce n'est plus alors la croix qui tient suspendu le corps souffrant et le corps mort, c'est le corps ressuscité, le corps de vie du Ressuscité qui porte, qui soutient la croix comme dans les magnifiques croix irlandaises et bretonnes, enveloppées dans leur cercle solaire. L'aigle solaire s'est fait humain, s'est fait terrestre pour que la terre et les humains qui l'habitent deviennent à leur tour sources de vie et de lumière, pour que 'l'esprit de géométrie' à partir de ces points multiples, à partir de ces 'riens' que sont les simples individualités humaines, s'épanouisse à nouveau pleinement en autant d'êtres doués de 'l'esprit de finesse' et de 'l'esprit de vie' sur la Terre nouvelle, la Terre solaire, la Nouvelle Jérusalem, pour que chaque être humain puisse éprouver et dire : « Ce n'est pas moi qui vit, c'est Christ qui vit en moi ». Et à partir de ce point, de ce rien qu'est mon moi cruciforme, j'aime, je produis et je crée à partir de ce rien.

Lorsqu'au moyen âge les simples humains « se signaient » à de multiples occasions, ils avaient la sourde conscience d'accomplir un grand geste. Avec ce signe de la croix, ils se sacraient : se consacraient eux- mêmes au Roi des rois et Seigneur des seigneurs.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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