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La balance du destin       

Rudolf Frieling - Article paru dans Perspectives chrétiennes - Saint-Michel 2009

D’anciennes représentations égyptiennes montrent comment le cœur d’un défunt est posé sur une balance par des êtres supérieurs. Pour le chemin après la mort, il est décisif qu’il montre le poids juste, la juste valeur intérieure. Le motif immémorial du cœur pesé sur la balance résonne encore dans le chant du soldat avec lequel Schiller clôt le Camp de Wallenstein : dans l’engagement courageux de la vie « le cœur est encore pesé ».

Plus les horizons de l’histoire de l’humanité s’assombrissent, plus il importe que cette pesée du cœur ne devienne pas pour l’homme une expérience d’après la mort ou à proximité immédiate de la mort, comme sous le feu du combat.

Si nous voulons être en mesure d’affronter la pression, et les exigences, et les défis de notre existence moderne, nous devons par avance, dès notre vivant et jusque dans notre quotidien, ressentir la question grave des êtres célestes, la question qui nous met à l’épreuve quant à la valeur de notre cœur.

Atteindre le poids, l’importance suffisante du cœur n’importe pas seulement pour celui à qui ce cœur appartient, en critère de la béatitude ou du jugement d’un seul. La balance dans la main de Michaël est en même temps la balance de l’univers, sur laquelle est pesé le destin de la terre et de l’humanité qui en fait partie. Pour ce grand destin, qui embrasse l’ensemble, tout ce que chacun présente en particulier est d’importance.

Dans l’Apocalypse de Jean, il est question, à un moment, du « caillou blanc » promis à celui qui vainc par sa persévérance. Dans le texte original, ce n’est pas le mot habituel pour caillou qui est employé, qui serait lithos, mais le mot psèphos qui désigne un caillou (jeton) servant à voter. Lors de l’assemblée du peuple, on votait pour ou contre en mettant un caillou blanc ou noir ; on prenait ainsi sa part responsable au « oui » ou au « non » de la décision qui se trouvait en suspens.

La gravité d’une décision en suspens nous apparaît de la même manière dans l’image de la balance de l’univers. Le plateau du salut penchera-t-il dans le bon sens face au plateau du jugement ? Ici, le coeur de l’homme individuel est pesé individuellement. Non pas que cela se fasse d’une manière mécanique, quantitative. Qu’on se souvienne du récit de la Genèse, où Abraham a intercédé pour Sodome menacée. La Divinité parle alors des « dix Justes » dont l’existence pourrait sauver toute la ville1. Les « dix » représenteraient une minorité infime, dans le sens d’un dépouillement de scrutin. Et pourtant le coeur qu’ils auraient à mettre dans le plateau pourrait contrebalancer le plateau du jugement. Mais dans un sens plus profond, un élément quantitatif, numérique, joue néanmoins un rôle - car les dix, « s'ils n'étaient que dix », il faut bien qu’ils soient là ! Il faut qu’ils existent. Sinon, les puissances du destin ne peuvent pas tenir en échec le désastre qui s’annonce. Elles ont besoin qu’une valeur venant de la Terre soit mise à leur disposition. Elles ne peuvent pas détourner la calamité qui fait irruption par les seules forces venant des hauteurs célestes.

Cela est une vérité qui compte aujourd’hui autant que par le passé. Que l’individu ne se laisse donc pas décourager en se disant qu’il n’a aucune influence sur la marche des événements. L’homme individuel a un coeur à jeter dans la balance.

S’il lui est reconnu une valeur par les mondes d’en haut, il contribuera alors à ce que ce courant de forces tellement important vienne à la rencontre des puissances du destin ; celles- ci vont leur permettre d’arranger des coïncidences fortuites dans le champ si hautement sensible et mobile des « possibilités » et des « éventualités », pouvant opérer un revirement dans le cours du monde.

Ce sont « dix justes » qui auraient dû se trouver en ces temps - qui donc d’entre nous voudrait prétendre faire partie de ce nombre ? Mais en chrétiens, nous avons le droit de dire : Ce que nous ne pouvons nous conférer à nous-mêmes coule dans nos cœurs par le lien qui nous unit au Christ. Comme le dit Hölderlin : « Ce qu’ici nous sommes, un dieu là-bas peut le compléter. » Le Christ est venu sur terre et a passé par Golgotha pour apporter ce complément de notre vivant déjà, ici, sur terre. Lorsque nous devenons chrétiens, on n’a pas affaire à nous seuls, qui ne suffisons pas [à ce qui est attendu de nous], mais ce qui compte alors, c’est : nous, et le Christ en plus ! Alors nous ne sommes pas des « justes » au sens unilatéral de l’Ancien Testament, mais nous sommes justifiés, rendus justes par le sang du grand sacrifice du Christ qui nous est accordé. En tant que tels, nous pouvons en toute confiance poser notre cœur sur la balance de l’univers.

Michaël qui tient la balance est le véritable Esprit de notre époque balayée par les tourmentes d’apocalypse. Il nous oriente vers l’événement de Golgotha dans un sens correspondant à la conscience d’aujourd’hui, il en appelle à nos cœurs pour s’ouvrir en liberté au Christ.

 

1. Voir Genèse, Chapitre 18,16-33 (« L’Eternel dit : Je ne la détruirai pas à cause de ces dix justes... ») N. d. t.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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