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Surmonter la peur     

Michael Heidenreich  -   Article paru dans Perspectives chrétiennes - Saint-Michel 2000

La peur est un phénomène qui prend aujourd'hui une dimension toujours plus grande. Il y a différentes sortes de peurs, d'ailleurs. Elles sont comme des fantômes qui errent de par le monde, nous guettent, troublent notre sommeil, envahissent notre conscience et obnubilent nos pensées à un degré tel que nous avons du mal à nous en défaire. Quelles sont ces peurs ? Par exemple la peur d'une guerre menée avec des armes terribles dont on peut à peine envisager l'ampleur des conséquences ; la peur de l'insécurité dans sa propre maison, dans les rues d'une ville, la nuit ; la peur des mauvaises notes à l'examen ; la peur de perdre son travail ; la peur de la concurrence ; la peur de sa propre capitulation intérieure ; et enfin tout simplement la peur de la vie, de la mort, et de ce qui nous attend après la mort.

Existe-t-il un domaine où nous ne nous sentons pas assiégés par la peur ? La réponse à cette question dépend de chacun de nous, c'est-à-dire de l'orientation profonde avec laquelle on mène sa vie, du fondement intérieur sur lequel on « construit ». Si nous vivons avec la conviction d'être quelqu'un parce que nous avons des biens - une belle propriété, une splendide voiture, un conjoint séduisant, une santé robuste et une bonne situation -, il est certain que l'on ne pourra pas se débarrasser si aisément du souci de préserver ces biens de leur perte éventuelle. Ils peuvent nous être repris d'une façon ou d'une autre. Bien sûr, nous ferons notre possible pour les conserver et les assurer mais cela a des limites, nous le savons bien. Aucune assurance n'est prête à prendre en charge les dégâts provoqués par des « puissances supérieures ». Il y a donc toujours un facteur-risque imprévisible.

L'on peut penser à une phrase du Sermon sur la Montagne, que le Christ Jésus a prononcée à l'intention de ses disciples, où il leur apprend que tout bien terrestre est exposé au danger de la destruction. Ces paroles se trouvent au chapitre 6 de l'Évangile de Matthieu, directement après celles du « Notre Père » : « N'amassez pas des trésors sur la terre, où les vers et la rouille rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où les vers et la rouille ne rongent pas, et où les voleurs ne fouillent et ne dérobent pas. Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur ».

La première partie de ces paroles ne pose pas de problème majeur. Il est aisé de comprendre que tout bien terrestre est menacé dans sa pérennité. Il est autrement plus difficile de comprendre la suite des paroles du Christ : « mais amassez-vous des trésors dans le ciel ». Celui pour qui le ciel n'est rien d'autre qu'un immense espace vide, où des satellites en tous genres font la course avec les corps célestes, trouvera cette exigence absurde. Cela prend une autre coloration lorsque, comme cela est le cas dans la langue anglaise qui distingue sky et heaven, l'on met autre chose derrière le mot « ciel ». En anglais, sky est le ciel physique, l'espace physique, tandis que heaven est le ciel dans son essence spirituelle. Le ciel en tant que royaume de Dieu et de ses anges peut être élu par l’âme humaine comme étant sa patrie, le lieu d'où elle vient et où elle retournera un jour. Celui qui plonge ses racines intérieures dans ce royaume-là et en cultive le contact par l'exercice patient et continu de la prière et des pensées, trouvera la force nécessaire pour tenir bon dans les bourrasques de l'existence, car son attitude profonde face à la vie repose sur un fondement autre. Ce ne sont plus les contingences terrestres qui prédominent, et l'on est ainsi moins touché lorsque quelque chose va mal dans la vie. Les catastrophes sont vécues différemment, car on a un axe spirituel qui aide à rester debout. Cela ne veut pas dire que peine et douleur, lors de la perte de quelque chose de précieux, vous sont épargnées, mais qu'elles n'ont plus leur côté purement négatif. L'on sait alors qu'une douleur, supportée vaillamment, peut porter aussi des fruits positifs.

Il n'est pas rare d'entendre des témoignages de personnes qui, faisant la rétrospective de leur vie, constatent que les événements douloureux y ont été des moments marquants et que pour rien au monde on voudrait ne pas les avoir vécus. Grâce à eux, des expériences uniques ont pu être faites, qui n'auraient pu l'être autrement.

Il est évident que nous souhaitons, à nous-même comme aux autres, tout le bonheur possible, et pourtant il importe de prendre au sérieux une parole comme celle de Christian Morgenstern, ce grand poète allemand du début du siècle, ami de cœur de Rudolf Steiner et des prêtres fondateurs de la Communauté des chrétiens : « Le chemin le plus rapide qui nous mène à la perfection, c'est la souffrance ». La douleur et la peine font mûrir la personnalité. En elles se forment les germes dont nous récolterons les fruits lors de destinées ultérieures.

Nous pouvons recevoir avec joie et reconnaissance les joies que la vie nous apporte, mais nous pouvons savoir qu'elles sont toujours pour ainsi dire l’aboutissement d'une évolution, comme des fruits arrivés à maturité. La souffrance et la peine, quant à elles, se trouvent à l'autre pôle : au point de départ, au commencement de possibilités nouvelles. Elles sont des germes d'avenir. Lorsqu'on étudie la biographie de personnalités célèbres, l'on peut voir que cette loi de la vie se vérifie pleinement. August Strindberg, dramaturge suédois, savait cela et, dans une de ses pièces, le formule ainsi : « Je ne te souhaite pas du bonheur, mais la force de porter ton destin ».

Ancrer son existence dans la réalité de l'Esprit, fonder sa confiance dans la sagesse du destin qui nous conduit, apprendre à attribuer à la souffrance une valeur qui n'est pas seulement négative, sont autant d'éléments qui contribuent à briser l'étau de la peur. Certes, la peur viendra à nous dans les situations où le danger menace, car nous sommes des êtres humains vulnérables, et la peur est notre lot, mais nous apprendrons, progressivement, à nous fortifier de l'intérieur afin d'être en mesure d'aborder la peur et de rester debout dans notre humanité.

Albert Camus, après la Seconde guerre mondiale, a écrit un drame où il traite du problème de la peur. Camus est un des représentants par excellence de l'existentialisme. Dieu était à ses yeux une inconnue, et la vie une suite de hasards aveugles. Récusant le christianisme, il affirme : « Tout mon royaume est de ce monde ». Cela l'incite à écrire un mythe dont il pense qu'il peut être compris par chacun des contemporains de la deuxième moitié du XXe siècle. Ce mythe est contenu dans son drame l'État de siège. Il y est question d'une ville dont les habitants sont réduits à une servitude totale et livrés aux mains d'un régime tyrannique. Ils sont hermétiquement isolés du monde extérieur et soumis au bon vouloir d'un système politique cynique, déniant toute valeur humaine. Le jour vient où une terrible épidémie se déclare dans la ville : la peste. Désormais chacun vit dans la peur d'être à son tour touché par la maladie. Certains se tournent vers les églises pour y prier et faire pénitence, d'autres se réfugient entre leurs quatre murs, transformant leur habitation en véritable forteresse où ils entassent des provisions en masse, avec ce point de vue : « Que nous importent les autres ? L'essentiel est que nous, nous survivions ».

Deux personnalités se dégagent de cet ensemble : Nada, le nihiliste, et Diego, l'idéaliste. Nada méprise les hommes, persifle le système, et pourtant le sert. Il trouve consolation dans l'alcool. Il n'a rien, n'est rien, et en conséquence, il ne lui arrive rien. Diego, quant à lui, a beaucoup à perdre, en particulier l'amour de sa fiancée Victoria. Cependant, il ne pense pas à lui ni à son avantage personnel. Il se sent appelé à soigner les malades tout en sachant qu'il s'expose à être contaminé. Victoria le presse d'abandonner les malades à eux-mêmes : « que t'importent donc les autres ? Tu n'as même plus de temps pour moi. Nous sommes jeunes et voulons jouir de la vie ! ». Diego résiste à cette tentation et se porte au secours de ceux qui ont besoin d'aide. Au moment où la détresse générale devient toujours plus grande et que les cas de mort se multiplient, il se rend compte qu'il n'y a plus d'issue possible, et la peur l'étreint. Il dit : « J'ai peur aussi... Je veux fuir, Victoria. Je ne sais plus où est le devoir. Je ne comprends pas ». Il cherche refuge auprès de sa fiancée dans la maison de son père, mais celui-ci le renvoie, car Diego pourrait les contaminer. Il est séduit un instant par l'idée de s'enfuir par la mer en achetant les services d'un pêcheur. Mais la secrétaire du maître tout-puissant de la ville, qui décide du droit de vie et de mort de chaque citoyen, le convoque. Cet instant de désespoir extrême devient en Diego un moment de force inouïe. Il se ressaisit et, dans un éclat de sainte colère, il gifle cette femme glaciale et cynique, non sans lui avoir dit auparavant : « Au sein de vos plus apparentes victoires, vous voilà déjà vaincus, parce qu'il y a dans l'homme - regardez-moi - une force que vous ne réduirez pas, une folie claire, mêlée de peur et de courage, ignorante et victorieuse à tout jamais. C'est cette force qui va se lever et vous saurez alors que votre gloire était fumée ».

Cette montée de courage fait éclater les chaînes de la peur et provoque un tournant décisif dans toute cette situation. La secrétaire lui confesse la chose suivante : « Je vais vous dire un petit secret... Leur système est excellent, vous avez bien raison, mais il y a une malfaçon dans leur machine... Du plus loin que je me souvienne, il a toujours suffi qu’un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. Je ne dis pas qu'elle s'arrête, il s'en faut, mais enfin, elle grince et, quelquefois, elle finit vraiment par se gripper ».

Diego est stupéfait de la tournure que prennent les événements.

« M'auriez-vous épargné, si je ne vous avais frappée ? demande-t-il.
- J'étais venue pour vous achever, selon le règlement, dit la secrétaire.
- Je suis donc le plus fort ? dit Diego étonné.
- Avez-vous encore peur ? demande la secrétaire.
- Non, répond Diego.
- Alors, je ne puis rien contre vous. Cela aussi est dans le règlement ».

Au dernier acte de la pièce, Diego est placé devant l'épreuve la plus difficile qui soit : on apporte Victoria sur une civière. Elle a été touchée par la peste et va mourir. Le maître de la maladie offre un marché à Diego : « Je te donne la vie de cette femme et je vous laisse fuir tous deux, pourvu que vous me laissiez m'arranger avec cette ville ».

Diego refuse : « Je vis pour ma cité et pour mon temps... Je ne baisserai pas les yeux ! ».

Le grand maître confesse à son tour : « Alors, j'aime mieux te dire que tu viens de triompher de la dernière épreuve. Si tu m'avais laissé cette ville, tu aurais perdu cette femme et tu te serais perdu avec elle. En attendant, cette ville a toutes les chances d'être libre. Tu vois, il suffit d'un insensé comme toi... L'insensé meurt évidemment... Prépare-toi ».

Diego meurt avec ces paroles sur les lèvres : « le suis content, Victoria. J'ai fait ce qu'il fallait ».

Le sacrifice de Diego permet à la ville de recouvrer sa liberté. Les tyrans doivent respecter les règles du jeu, et se retirent. Le gouvernement de jadis revient. Le sacrifice a-t-il vraiment été d'une grande utilité ? Nada, le nihiliste, est d'avis que Diego a été trompé jusque dans la mort. Cependant, à la fin de la pièce, il prononce des paroles révélatrices de la découverte qu'il vient de faire : « Adieu, braves gens, vous apprendrez cela un jour qu'on ne peut pas bien vivre en sachant que l'homme n'est rien et que la face de Dieu est affreuse ». Autrement dit : il importe d'accéder à une connaissance véritable de ce qu'est l'être humain, et de redonner à la divinité, dont seule une caricature de son être véritable vit actuellement dans les représentations et les pensées des hommes, sa grandeur et sa réalité vraies.

Camus, l'athée, nous montre dans ce drame qu'il y a en l'homme une force qui peut briser les chaînes de la peur. À la fin de cette pièce, il met le doigt sur l'orientation qui est à prendre : redécouvrir Dieu et l'homme dans leur être véritable.

Cette victoire sur la peur n'évoque-t-elle pas ces paroles que le Christ, la nuit du Jeudi saint où il fut trahi, dit à ses disciples : « Dans le monde vous connaîtrez l'oppression ; mais prenez courage : moi, j'ai vaincu le monde ». (Jean 16/33.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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