Sens de la vie
Comment la vie acquiert-elle un sens ?
Hermann Heisler, Prêtre de la Communauté des chrétiens
Le texte suivant, rédigé en 1932, révèle une synergie troublante avec les temps présents. Il n’est que de remplacer un terme tel que « machines » par « outils numériques » (ou « intelligence artificielle ») pour identifier des pièges similaires pour la conscientisation de l’humain : on réalise alors la singulière actualité de ce texte. [NDLT]
Aujourd'hui la vie a perdu tout sens pour beaucoup de personnes. L'homme moderne ne craint rien tant qu'un moment de calme pour s'asseoir et réfléchir au sens de sa vie. Le travail a cessé depuis longtemps d'être une bénédiction pour la plupart des gens. Il est devenu une sorte de malédiction en ce qu’il aide l'homme à s'échapper de lui-même.
Comment en est-on arrivé là ? Il y a cent ans encore, nos grands penseurs et poètes voyaient le sens de la vie humaine dans l'imprégnation du monde par les idées. On reconnaissait les fondements spirituels du monde... Puis la vague des Lumières françaises a déferlé sur l'Europe centrale. Depuis le milieu du 19e siècle le message de Ludwig Büchner domine les âmes des grandes masses : « Les mots âme, esprit, pensée, sensation, volonté, vie ne désignent pas des entités, des choses réelles, mais seulement des propriétés, des capacités, des fonctions de la substance vivante ».
Cette interprétation sans âme de l'homme, qui tente de transformer l'humain en machine, semblait trouver un soutien précieux dans le développement économique commencé à la fin du 18e siècle, qui dépersonnalisait de plus en plus l'homme et le ravalait au rang d'élément sans volonté du grand mécanisme économique. Après qu'en Angleterre, en 1785, fut inventée la machine à filer, puis le métier à tisser mécanique, l'utilisation des forces hydrauliques et la machine à vapeur, le développement économique fit de tels progrès qu'en 1812, un seul ouvrier pouvait faire le travail de 200 auparavant.
On aurait pu supposer que la prise en charge du travail par les machines apporterait un grand soulagement à l'humanité entière. Mais ce fut le contraire. En Angleterre se produisit une immense misère dans les usines ; aujourd'hui il est difficile de se faire une idée de l'horreur des conditions de travail de l'époque.
Les progrès de la législation sociale ont changé beaucoup de choses au fil des ans. Mais le cœur du problème qui nous a été posé par l'avènement de l'ère industrielle n'a pas été abordé. Jusqu'à présent, nous n'avons pas encore trouvé des conditions de vie qui permettent à l'homme de se sentir encore humain au sein de l'ère industrielle, c'est-à-dire de sauver son âme de leur puissance déshumanisante.
Si l'on observe la course permanente qui tue l'âme dans notre vie économique actuelle, on doit se poser la question : ce travail incessant sur les machines est-il vraiment nécessaire ? La conséquence en est la surproduction, la concurrence absurde entre les peuples, la guerre, la révolution et le manque de paix entre les hommes, sans fin.
L’ultime raison pour laquelle cette guerre au niveau mondial n'a pas encore pu cesser est la concurrence économique, le déluge insensé sur le monde de marchandises de toutes sortes pour lesquelles il n'existe pourtant aucun besoin.
Henry Ford a un jour fait à ce sujet une remarque significative : « Notre monde actuel va changer. Nos objectifs et nos désirs seront différents. Nous ne travaillerons pas toujours pour des choses matérielles, comme nous le faisons aujourd'hui. À l'avenir, nous ne travaillerons probablement que pour satisfaire nos besoins, et personne ne se souciera d'argent, de propriété ou d'autres choses de ce genre. L'argent n'a de valeur que comme moyen » ! Il n'est pas important que Henry Ford n'ait pas pu mettre cette idée en pratique dans son entreprise. Un homme seul ne peut absolument pas le réaliser. Il faut la volonté générale de l'humanité pour provoquer une telle transformation de la vie économique.
Mais dans les paroles d'Henry Ford, il est effectivement fait allusion à l'état d'esprit qui seul peut conduire à une solution de la crise actuelle de l'humanité. Nous n’aborderons pas aujourd'hui les opinions et les directions qui en découlent. Mais comparons les paroles d'Henry Ford avec celles tirées du Sermon sur la Montagne : « Ne vous inquiétez donc pas et ne dites pas : Qu'allons-nous manger, qu'allons-nous boire ? De quoi allons-nous nous vêtir ? Ce sont là des choses que recherchent les païens. Car votre Père céleste sait que vous avez besoin de toutes ces choses. Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront données ». (Matthieu 6 : 31-33.)
Nous voyons là un ordre du monde et une vision de l’humanité qui sont construits d'une manière tout à fait différente de la nôtre aujourd'hui. Le travail matériel n'y est pas une fin en soi, mais un moyen pour parvenir à une fin. Les questions matérielles passent complètement au second plan. La satisfaction des besoins vitaux élémentaires apparaît comme quelque chose de tout à fait naturel. Le sens de la condition humaine est la réalisation des objectifs de Dieu sur terre. Une telle chose est-elle possible ? Peut-on encore prendre une telle parole au sérieux aujourd'hui ? Aujourd'hui plus que jamais ! C'est justement la machine, si elle n’est plus mise au service de l'égoïsme humain, qui peut nous aider à mettre en pratique la parole du Sermon sur la montagne. La machine pourrait apporter à l'humanité entière une facilité de vie insoupçonnée.
Les moyens de subsistance pour tous les hommes ne manquent pas non plus. Le blé, le café, le coton et bien d'autres produits sont détruits volontairement chaque année, tandis que des millions de personnes vivent dans la misère. Tous les hommes qui se disent chrétiens ne devraient-ils pas s'opposer d'une seule voix à cette trahison quotidienne de l'Évangile ? La cupidité et l'égoïsme de certaines personnes ont transformé en malédiction les progrès de notre technicité, qui étaient censés être une bénédiction. Ainsi, des millions de personnes ont perdu le sens de la vie et sont poussées par nécessité intérieure dans les bras de l'impiété. Celui qui prend au sérieux le fait de suivre le Christ a le devoir d'élever sa voix contre cela avec tout le sérieux et la force nécessaires !
Paru dans Die Christengemeinschaft, juin 1932
Toujours publiée, cette revue mensuelle a été créée en 1924 par des prêtres
Traduction/Adaptation : Philia Thalgott