L'activité de la prière
Tu ne trouveras jamais les limites de l’âme, même en en parcourant tous tes chemins, tellement vaste est l'empire quelle embrasse de ses mystères. Héraclite d'Éphèse
L’état de prière peut survenir comme un état de grâce, un cadeau donné ; nous l’accueillons avec reconnaissance comme un cadeau, sans avoir le sentiment de l’avoir mérité. Et puis il y a les autres états de notre vie intérieure... Pour la très grande majorité des gens, l’activité de la prière n’est pas donnée, « n’est pas évidente », en tout cas pas régulièrement. Prier pour quoi, prier qui, comment ? Est-ce qu'on sait s’il y a quelqu'un pour écouter ? Ce serait quand même trop ridicule de parler dans le vide, de me parler à moi-même en quelque sorte... Est-ce qu’on ne prend pas ses désirs, d’avoir un interlocuteur, pour des réalités ? La plupart des gens pensent même, ou ressentent vaguement, qu’il y a bien quelque chose ou quelqu’un au-dessus de nous, de plus grand que nous, mais de là à s'adresser à « lui » — a-t-« il » vraiment besoin qu’on lui parle, qu’on lui demande... ? S’il est vraiment « Dieu », il sait de toute façon de quoi nous avons besoin.
Ces interrogations, ces hésitations peuvent être extrêmement douloureuses, angoissantes, car elles sont existentielles. Il y a une réponse aussi simple que pratique à toutes ces questions, qui est celle d’essayer la prière et de voir ce que cela donne. On peut s’adresser à Dieu au moyen de formulations qui existent, de textes qui ont été utilisés de tous temps et qui ont fait leurs preuves. Dans la tradition chrétienne existe le Notre-Père, par exemple, qui est la prière des prières. On peut ainsi commencer à zéro, d’une certaine manière, et voir où cela conduit. C’est la démarche pascalienne du « pari ». Je parie que Dieu existe, je m’adresse à lui « comme s’il existait », et j’observe ce qui se produit dans ma vie après un temps suffisamment long. Cela peut « prendre » comme la foudre qui traverse un chêne.
On peut aussi se laisser guider par d’autres qui ont acquis une grande expérience. Quelqu’un qui a su aborder à partir de zéro, mais en laissant dans un premier temps tomber tous les a priori religieux, est Rudolf Steiner. Dans une conférence (« Nature de la prière », dans Expériences de la vie de l'âme, Éditions anthroposophiques romandes, Genève, 1983), il décrit d’abord la nature de certains mouvements de l’âme qui mènent, d’une manière étonnante, à quelque chose de très humain, de très intime, qu’on peut appeler prière.
Pour lui, celle-ci a été méconnue pendant des siècles. Elle est souvent fortement teintée d’égoïsme par des aspirations personnelles de béatitude ou de perfection, inconscientes, bien sûr. On comprend donc que, dans ses considérations, Steiner ne parte pas de ce qui existe dans des courants religieux traditionnels. Il part plutôt d’une considération psychologique, en étendant la vie de l’âme au domaine spirituel.
D’après cela, nous sommes plus que ce dont nous avons conscience dans l’instant présent, dit-il. Nous portons le résultat de toutes les expériences faites par le passé. Nous sommes ce que nous sommes devenus par nos actes (ou l’absence de nos actes, d’ailleurs !). C’est devenu notre caractère, etc. Ceci, on peut bien le comprendre ; le passé continue d’agir ainsi. Mais il ajoute que nous portons aussi bien le courant qui nous vient de l’avenir ! Ainsi, deux courants se rencontrent en nous, l’un venant du passé, l’autre du futur. Ces deux courants forment à chaque instant présent dans notre âme un « tourbillon », comme ceux qui se forment au confluent de deux rivières.
En regardant le courant du passé, nous sommes souvent insatisfaits de ce que nous avons réalisé par rapport à ce que nous aurions pu faire. « J’aurais pu mieux faire », c’est une constatation de tous les jours. Cela peut nous remplir d’un certain sentiment qui va jusqu’à la honte, jusqu’au sentiment de culpabilité. On sait bien en psychologie qu’il faut travailler, transformer ces sentiments pour éviter qu’ils ne nous étouffent littéralement dans le quotidien. Mais il ne faut pas les refouler en voulant les éliminer, comme cela se pratique aussi, car ces sentiments ont quelque chose de très sain : si j’ai honte de ne pas avoir été à la hauteur, dit Steiner, c’est que je porte avec moi la notion de quelque chose de plus grand en moi. Quelque chose vit en nous qui est plus grand que les forces que nous avons utilisées jusqu’à présent. Sentir cette force encore inutilisée en nous et aspirer à nous dépasser, avoir l'intuition du plus grand en nous, c’est la première étincelle du sentiment divin dans l’âme, qui nous aide à dépasser notre moi étroit. Nous sentons Dieu en nous parce que nous n’avons pas été à la hauteur en telle ou telle occasion.
Pour l’avenir, il est difficile de se représenter qu’un courant de forces émane de lui et influence nos vies : l’avenir, c’est justement ce qui n’est pas encore là ; comment pourrait-il alors nous influencer ? En fait, nous éprouvons bien des sentiments très réels par rapport à l’avenir : joie, crainte, appréhension, attente, espoir, pressentiment... De sorte qu’on peut inverser la question : mais comment pourrions-nous ressentir quoi que ce soit de l’avenir si nous n’avions pas la certitude qu’il est une réalité - inconnue certes, mais réalité quand même, et qu’il va intervenir d’une manière ou d’une autre ?
« Notre âme s'enflammera toujours au contact des événements qui nous viennent du futur. » Il s’agit donc de transformer en un sentiment juste ce qui « du sein ténébreux de l’avenir » vient sûrement vers nous. La peur ou une attente démesurée n’ont jamais influencé favorablement ce qui nous vient de l’avenir. En particulier, la peur de « ne pas y arriver », l’angoisse devant un avenir inconnu, paralysent singulièrement et nous empêchent d’appréhender librement ce qui vient de toute façon. Alors, le moment venu, on n’est vraiment pas à la hauteur. Mais l’âme peut être enrichie, élargie à l’idée de l’avenir, elle peut ressentir que celui-ci lui apportera un contenu infiniment plus riche et plus grandiose que tout ce qu'elle pressent : « nous éprouvons alors le lien qui nous lie au futur ». « Notre âme grandit de tout le contenu que lui apporte l'avenir ».
– Face au passé, le sentiment de honte qui étouffe l’âme peut se transformer en un sentiment de chaleur, de vénération du divin, d'intimité en Dieu. C’est la première attitude de la prière.
– Face à l'avenir, la peur qui paralyse l’âme l’empêche de se déployer ; le sentiment d'acceptation de ce que l’avenir nous apporte et de soumission au destin nous mène vers la lumière de Dieu.
Le point de départ de ces considérations, ce sont donc non point des contenus prédéfinis de prières données, mais des observations profondes et judicieuses sur la vie de l’âme, qui mènent à une attitude d’où « la prière » jaillit. Ce que nous dit Rudolf Steiner nous rouvre les portes pour les textes transmis. En approfondissant, par exemple, ce qui est dit sur l’attitude par rapport au passé, on peut ressentir plus concrètement la parole si souvent citée de l’apôtre Paul qui dit : « Ce n'est pas moi qui vit, mais le Christ en moi ». Le sentiment de honte, d’insuffisance par rapport au passé nous fait dire : « Non pas moi ». Ce sentiment transformé en celui, plein de chaleur, de la proximité, de l’intimité divine nous fait dire : « mais le Christ en moi ». C’est cela aussi qui est un puissant antidote contre la peur de ce qui vient vers nous. Ce non pas moi avant l’autre terme : le Christ en moi, est essentiel, sinon le deuxième terme est presque un blasphème — sachant que dans le deuxième terme, l’accent est mis sur le Christ plutôt que sur moi.
Dans le Notre Père, on retrouvera facilement ce qui découle de l’une et de l’autre attitude.
Il est également bienfaisant de pouvoir retrouver un fondement pour certaines notions qui préoccupaient les hommes autrefois, mais qui ne nous parlent plus : comme le péché et le pardon. Nous pouvons en fait nous poser parfois la question de savoir si notre Dieu, celui que nous vivons à l’intérieur de nous, est un dieu sévère, un dieu qui punit, ou un dieu de bonté, qui pardonne ? Et vers l’avenir : le sentiment d’acceptation de tout ce qui vient à nous de l’avenir, parce que cela ne peut qu’être bénéfique, parce que cela nous vient du sein caché de Dieu, même si cela nous fait passer par de dures épreuves – ce sentiment ouvre la porte à ce qu’on a appelé et ce qu’on peut encore appeler la grâce divine. La crainte de Dieu, dit-on, est le commencement de la sagesse, – peut-être ; mais la confiance en Dieu est sans doute une porte plus sûre vers sa grâce.
Un aspect essentiel souligné par Rudolf Steiner est ce que j'aimerais appeler (mais qu’on me suggère un terme moins barbare !) la déségoïsation de la prière1. Elle est favorisée par la deuxième attitude, celle de l’acceptation tournée vers l’avenir. Si la première nous oriente vers notre monde intérieur, à travers le sentiment de notre nature pécheresse vers l’intimité de Dieu, la deuxième nous oriente résolument vers le monde. Et Rudolf Steiner précise qu'une attitude de prière unilatéralement tournée vers l’intériorité porte en soi un danger, un élément qui peut se retourner contre nous en une sorte de « vengeance ». Ce sont les attaques de tout ce qu’on nomme les passions, les désirs mauvais. Se tourner vers l’avenir dans l’acceptation pleine de confiance de ce qui vient « du sein ténébreux de l'avenir », dans la prière, brise la pointe aux attaques de cette nature.
Dans le cantique de David (Psaume 23), on rencontre les deux attitudes de la prière d’une manière classique. Le début peut être ressenti comme tourné vers le passé et ressentant l’intimité, la chaleur divines ; la deuxième partie est résolument tournée vers l’avenir, dans une attitude pleine de confiance dans l’acceptation de ce qui vient - et serait-ce la mort - et qui mène l’âme dans la lumière de Dieu
1 Voir le chapitre La proximité de l'Ange dans la prière et l'intercession du livre de Hans-Werner Schroeder : L'homme et les anges (éditions IONA)