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L'Homme, gardien de son frère ?     

Frieda Margarete Reuschle   (traduit de l'allemand)   

Une des plus grandes détresses de notre temps est celle qui règne parmi les hommes au niveau de leurs rapports réciproques, toujours plus marqués par l'indifférence et l'incompréhension. L'antique parole de Caïn « Suis-je le gardien de mon frère ? » vit dans les actes et les pensées de nombreux contemporains ; elle est devenue comme la devise inexprimée qui surgit chaque fois que le sens de la responsabilité, la mauvaise conscience ou la culpabilité voudraient se faire jour dans l'âme.

Mais nombreux peut-être sont ceux qui portent cette parole de Caïn dans leur âme, mais d'une façon autre ; non pas avec orgueil, rejet ou révolte, mais avec hésitation et doute : « Ai-je la possibilité d'être le gardien de mon frère ? » Ils pensent alors pouvoir aider ceux qui sont dans la détresse matérielle, grâce à des moyens matériels, et ils le font de leur mieux. Mais être actif aussi dans le domaine de l'âme et celui de l'esprit, face aux difficultés intérieures toujours croissantes, au dessèchement spirituel, aux prédispositions défavorables, aux errements et aux dangers — l'homme actuel ne s'en estime plus guère capable et se trouve le plus souvent sans défense devant de tels maux. Nombreuses sont par exemple les misères endurées dans la vie conjugale, familiale, dans l'amitié ou les relations professionnelles ! Certains, aux besoins spirituels profonds, se dessèchent et s'usent auprès d'un conjoint lourdement matérialiste ; d'autres sont frustrés de leurs propres être et volonté par un partenaire infatué de lui-même et tyrannique, ou bien sucés spirituellement par sa faiblesse de caractère. D'autres encore — et c'est peut-être le pire — suivent tranquillement, « bourgeoisement » leur chemin sans but, aveugles et sourds à la détresse des autres. Sans parler des souffrances des enfants qui ne peuvent que s'égarer dans la vie, faute d'avoir eu des exemples ou trouvé un idéal. Ces destinées sont-elles vraiment inexorables, n'y peut-on rien changer — définitivement ? Doit-on livrer à leur sort tragique tous nos frères humains malheureux, menacés et coupables ? Ne pouvons-nous rien faire, du dedans ?

Il est vrai qu'il existe encore des chrétiens qui, surtout en cas de maladie ou de danger, connaissent et pratiquent la prière d'intercession. Mais on est loin des actes d'un Frédéric Oberlin, qui s'était habitué à marquer à la craie sur la porte de son bureau les noms de ceux pour qui il voulait prier. Et les victoires que Christoph Blumhardt remportait par la force de sa prière sur les démons qui possédaient des âmes malheureuses appartiennent au passé.

Ce sont les concepts de l'Ancien Testament qui, s'ils ne sont pas renouvelés par l'impulsion du christianisme, nous empêchent de reconnaître et de saisir les grandes possibilités qui sont offertes à l'être humain avec et par le Christ C'est le cadeau d'adieu qu'il a fait aux disciples, inaugurant ainsi une nouvelle époque de l'évolution de l'humanité : de serviteurs, il en fit ses amis et ses collaborateurs, et leur donna la mission d'agir pour lui. Et il leur confia la clé qui, utilisée de façon juste, ouvre l'accès à des sources de forces inépuisables, qui sont une aide dans l'accomplissement des tâches de la vie : « la prière en son nom ».

Friedrich Rittelmeyer, dans son livre Méditation, dévoile les possibilités qui nous sont offertes par cette prière « en son nom », précisément pour nos compagnons de route. Il parle de ses expériences comme directeur de conscience, où il eut souvent l'impression qu'un être s'était dégradé parce que personne n'avait prié pour lui. Et il décrit avec précision comment les anges de ces âmes qui sont en danger aspirent à ce qu'il se trouve sur terre des aides qui prient pour eux. Ces prières, pourvu qu'elles soient désintéressées et fidèles, transforment l'ambiance dans laquelle baignent ces êtres ; et leurs anges, qui ne pouvaient, à cause de fautes trop lourdes, ou d'une trop grande « adhérence » à la matière, accéder jusqu'à leur conscience, peuvent ainsi, de nouveau, s'en approcher, et faire pour eux des choses qui, sans cela, leur étaient impossibles. Si incroyable que cela puisse paraître à notre conscience moderne, les prières qui montent vers les « veilleurs » des hommes ont un effet sur ceux pour qui l'on prie. Pendant la guerre, Rudolf Steiner a toujours introduit ses conférences par des paroles qui sont une prière pour les « hommes terrestres » et les « hommes des sphères » ayant déjà franchi le seuil. « L'amour suppliant » qui monte de nos âmes est accueilli par les anges qui sont invoqués, et porté par le temps et l'espace vers l'àme que nous ne pouvons atteindre par notre propre force. Notre prière, unie au « veilleur agissant », peut « rayonner et la soutenir ». Ainsi l’on peut introduire dans la trame d'une telle destinée des fils nouveaux qui se manifestent comme des impulsions inexistantes jusqu'alors : par exemple, après une longue dissension, des amis se rencontrent de façon inattendue, positivement ; ou bien une âme s'ouvre soudain à des idées nouvelles, longtemps repoussées, et se redresse pour passer d'une nonchalance commode à une activité intérieure réelle, ou retrouve un courage naguère paralysé. Des possibilités merveilleuses se révèlent à l'attention intérieure véritable qui s'éveille. Bien sûr, il y a aussi des cas où un changement est difficile et progressif. Les efforts devraient n'en être que plus désintéressés et fidèles, plus dénués de souhaits personnels. Rudolf Steiner dit un jour que la condition de l'efficacité d'une prière, pour un homme ou un enfant qui nous est confié, est notre propre désintéressement ; plus celui qui prie ou guide intérieurement se sent lui-même en accord avec son propre destin, sans rien lui demander, sans rien chercher pour lui- même, plus il sait « renoncer », plus grands sont les effets de sa prière dans le monde spirituel. Le Christ aussi indique une fois que certains démons ne cèdent qu'à « la prière et au jeûne ». Si notre prière reste encore sans effets, cherchons-en la cause en nous-mêmes.

Il peut aussi y avoir des effets quasi instantanés à notre prière, de manière surprenante, voire effrayante ; de telles expériences nous font sentir davantage l'importance de ce que nous faisons. D'abord quant à la manière dont nous prions : la sphère où se fait la « prière en son nom » ne peut être approchée qu'avec une entière humilité, et un respect absolu de la liberté de l'autre. Mais nous sommes aussi responsables de ce que nous demandons. Car nous ne devrions pas prier pour le « bien » d'un autre, mais seulement pour son « salut » — deux choses qui, comme dit Christian Morgenstern, sont souvent opposées « comme l'eau et le feu ».

Les négligences aussi pèsent lourd, si on sait le voir. On peut se sentir bouleversé par la plainte du poète Hebbel qui, dans un poème, déplore que jamais nul homme n'ait prié pour lui ; et il adresse à Dieu une prière pour un enfant qui grandit peut-être quelque part et qui, en dépit de ses dons, souffre de la vie comme lui-même en a souffert. Et il supplie le ciel de permettre que cet enfant rencontre un homme qui l'aide à ne pas s'effondrer intérieurement. Et il termine par ces mots :

Telle est ma requête ; car j'eusse tant aimé
Qu'ainsi pour moi, lors de ma naissance
Un être noble ait prié.

Il peut être très efficace et salutaire, aussi, de se réunir à plusieurs amis pour se pencher avec amour sur le cas d'un être qui se trouve particulièrement en danger ou troublé psychiquement. C'est un des secrets de la pédagogie steinérienne : lors de leurs réunions, les professeurs placent au centre de leurs préoccupations intérieures un des enfants posant des problèmes particuliers. Souvent ils peuvent constater d'une manière très directe l'effet bienfaisant de tels échanges empreints d'amour et de sagesse.

Des perspectives d'avenir insoupçonnées découlent de la connaissance et de la pratique de ces réalités : petit à petit, un nouveau style de vie chrétien se formera ainsi dans les rapports humains ; car il faudra faire face aux attaques de plus en plus nombreuses que les puissances des ténèbres lancent contre l'âme pour l'asservir en dépit des forces qui la soutiennent. Nous connaissons encore trop peu les moyens qui sont mis à notre disposition dans ce combat. Il y a des trésors à découvrir, des mines encore non exploitées. Les drames de notre temps nous réveilleront peut-être afin que nous reconnaissions et saisissions les possibilités qui dorment en nous-mêmes. Car

L'amour est capable de miracles
Quand il se manifeste par la prière (Goethe).

 

 

Les paroles de Rudolf Steiner, prières...

pour les « hommes terrestres » :

Esprit de ton Âme, Veilleur agissant,
Puissent tes Ailes porter l’amour suppliant de mon Âme à …..(nom)….., sur Terre confié(e) à ta Garde,
Afin qu’unie à ta Force,
Ma prière rayonne et soutienne
L’Âme qu’elle cherche avec Amour.

pour les « hommes des sphères » ayant  franchi le seuil :

Esprit de ton Âme, Veilleur agissant,
Puissent tes Ailes porter l’amour suppliant de mon Âme à …..(nom)….., dans les Sphères célestes confié(e) à ta Garde,
Afin qu’unie à ta Force,
Ma prière rayonne et soutienne
L’Âme qu’elle cherche avec Amour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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