Combattre la peur et la solitude
Marie-Pierrette Robert - Pâques 1992
Des phénomènes comme la peur et la solitude ont de tout temps été des composantes de la vie humaine. Mais ils prennent à notre époque une ampleur qu'ils n'ont jamais eue auparavant. C'est un état de fait avec lequel l'humanité tout entière se trouve confrontée. D'où vient cette peur ? Comment y faire face ? Le présent article ne saurait prétendre traiter le sujet de façon exhaustive ; tout au plus apportera-t-il des éléments de réflexion qui permettront peut-être de mieux cerner le problème.
L'anxiété est l'antichambre de la peur : les soucis quotidiens, les inquiétudes professionnelles (la place que l'on risque de perdre), les difficultés dans la vie de couple, les situations difficiles, insurmontables qui nous « tombent dessus », etc. etc. ; tout cela peut facilement prendre un caractère angoissant, voire obsessionnel. Dans ce cas, l'équilibre intérieur de l'être est menacé : les forces de conscience et de volonté sont comme paralysées, les pensées et les actes deviennent chaotiques, dans la sphère des sentiments l'on assiste à une sorte de déchaînement de forces violentes qui peuvent se tourner aussi bien contre les autres que contre soi-même. Dans tous les cas, l'on est intérieurement en fuite. Il n'y a plus de centre, ni de point d'appui. Tout n'est plus que paralysie intérieure avec ou sans déchaînement d'agressivité vers l'extérieur.
L'on ne peut parler de la peur sans parler aussi de ce qui l'accompagne dans la plupart des cas : la solitude, l'isolement. Notre époque, d'un certain côté, par le déchaînement des besoins personnels égoïstes en tous genres, favorise la solitude. D'un autre côté, elle la rejette : l’on parle de communication, de techniques de la vie de groupe, etc. L'on cherche à pallier à l'anonymat qu'engendre la vie moderne technique et industrielle, l'autisme général de la vie des grandes villes où les êtres par milliers se croisent sans se rencontrer, sans communiquer, dans une indifférence quasi générale.
De fait, la solitude dans laquelle vit l'être humain aujourd'hui, à quelque degré que ce soit, est la conséquence de l'évolution de l'humanité. Le développement de la pensée intellectuelle a permis à l'homme de devenir libre, de penser par lui-même, d'être autonome, d'une certaine façon : la pensée analytique, qui dissèque et qui classe, se suffit à elle-même. Elle a ses hypothèses, ses axiomes et, même si cela ne correspond à aucune réalité vivante (toute la chimie, par exemple, repose sur la loi des atomes et des molécules qui sont, en fait, de pures abstractions : l'on n'a encore jamais vu le moindre atome au microscope !), elle fonctionne dans un système qui est le sien. Néanmoins, la pensée logique et abstraite est un acquis important pour l'homme ; elle fait de lui un être libre, mais plein de vide !
Charles Darwin, peu de temps avant sa mort, a pris conscience de l'action aliénante de la vision matérialiste du monde sur la vie de l'âme : Jusqu'à environ l'âge de 30 ans, et un peu au-delà, j'avais plaisir à lire de la poésie. Dans mon enfance, Shakespeare était pour moi source de ravissement, surtout les pièces historiques. La peinture et la musique avaient aussi pour moi des moments de grande joie. Et maintenant, cela fait des années que je ne supporte plus le moindre poème. J’ai essayé récemment de lire du Shakespeare : je m'y suis ennuyé à mourir, jusqu'à en être dégoûté. Il en est de même pour la peinture et la poésie... Mon esprit semble être devenu une mécanique qui fonctionne, malaxe, trie et produit des lois générales... Si j'avais à revivre ma vie, je me donnerais comme règle d'or de lire au moins une fois par semaine quelques vers poétiques, et d’écouter de la musique... La perte de la sensibilité envers ces choses est synonyme de perte du bonheur et porte également préjudice à notre activité intellectuelle et à notre vie morale...
Darwin, à sa façon, a fait cette expérience : je suis libre, mais au-dedans de moi je suis vide, desséché.
De nos jours, certaines industries, comme celles des loisirs ou du tourisme — pour ne citer qu'elles — s'efforcent de camoufler ce vide par des « animations », sans prendre la peine de chercher où sont les vrais besoins intérieurs de l'homme. Là où la sensibilité véritable de l'être, là où la vie de perception des sens est violée, là où la vie des sentiments est faussée, l'on assiste à la formation d'un vide intérieur. Et c'est dans ce vide que la peur prend ses racines, monte et envahit l'homme.
Rudolf Steiner a donné les paroles d'une prière à dire avec les (petits) enfants :
De la tête jusqu'aux pieds je suis image de Dieu,
De mon cœur jusqu’à mes mains je sens le souffle de Dieu,
Quand je parle avec ma bouche je suis la volonté de Dieu,
Quand j’aperçois Dieu partout, en ma mère, en mon père,
En tous les chers humains,
Les animaux, les fleurs, les arbres et les pierres,
Rien ne m’inspire de la peur,
Mais de l’amour pour tout ce qui est autour de moi.
Ces paroles sont une excellente école de prière aussi pour les adultes. Elles disent à peu près ceci : lorsque nous apprenons à percevoir et à reconnaître que le monde divin-spirituel est présent en toute chose et en tout être, alors nous nous sentons reliés au monde. L'âme s'emplit d'admiration, de joie, de reconnaissance et de forces d'amour. Dès lors, toute peur lui est étrangère. De telles paroles cultivent en l'âme de l'enfant (et de l'adulte) une protection naturelle contre le démon de la peur.
Un conte de Grimm nous fournit une image qui parle le même langage : Celui qui partit pour apprendre la peur. Voilà un cas bien particulier : il s'agit de quelqu'un qui cherche non pas à vaincre la peur, mais bien plutôt à la connaître, à la rencontrer ! Le personnage en question (un fils cadet un peu "simplet") ne connaît pas la peur et se demande bien quel est cet art étrange qui consiste à trembler et à dire « j'ai peur, j'ai peur ! » qu'il observe de temps à autre autour de lui. Il va donc à la recherche de la peur, mais en vain. Car il y a quelque chose qui fait quasiment partie de lui et qui le sauve : le feu (qu'il allume dans l'âtre), que le conte appelle "son" feu. Ce feu, c'est le centre de son être intérieur, son Je. C'est ce dont parle le Christ lorsqu'il dit : Je suis venu jeter un feu sur la terre. Et comme je voudrais qu'il brûle déjà ! (Luc 12). Ainsi, se réchauffant toujours à nouveau à ce feu, « Celui qui partit pour apprendre la peur » n'eut peur ni des mauvais esprits, ni des démons, ni même de la mort. Ce ne fut que lorsqu'on lui versa un baquet d'eau froide empli de petits poissons frétillants dans son lit, alors qu'il dormait, qu'il put "enfin" s'écrier : « J'ai peur ! Oh ! que j'ai peur ! »
L'image de ce jeune garçon un peu simple, qui n'a pas un sou d'intelligence intellectuelle-abstraite, mais qui porte en lui « son » feu, nous parle du Je, de ce centre d'initiative en l'homme dont il est question dans cette parole du Christ :
« Dans le monde, vous avez de la peur. Mais prenez courage, moi (mon Je), j'ai vaincu le monde » (Jean 16).
(d'après un article de Günther Dellbrügger Die Christengemeinschaft 92/4)